Bac de français 2022
Baccalauréat général
Corrigé de la dissertation (sujet B)
Œuvre : Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Parcours : alchimie poétique : la boue et l’or.
Dans L’Art romantique (« Théophile Gautier », 1869), Baudelaire écrit : « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté […] ». Ce propos rend-il compte de votre lecture des Fleurs du Mal ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur le recueil de Charles Baudelaire, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Introduction :
En révolte contre son beau-père, le général Aupick, le dandy Baudelaire a cultivé assidûment l’originalité dérangeante et l’art du contre-pied dans ses tenues vestimentaires, ses comportements et ses propos. Ce style de vie a forcément déteint sur ses choix esthétiques.
Ainsi pouvait-il affirmer dans L’Art romantique (« Théophile Gautier », 1869) : « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté […] ».
Cette prise de position surprenante dans son paradoxe, surtout chez un poète qui a sacralisé l’art, ici écrit avec une majuscule significative, peut-elle être considérée comme un fil conducteur de notre lecture des Fleurs du mal ? En effet, Baudelaire ne sollicite pas seulement une autorisation ou une excuse, il revendique ce choix de « l’horrible » comme un défi, un « privilège » pour le vrai poète.
D’abord il convient de définir précisément ce que recouvre cette notion de l’horrible dans les Fleurs du mal. Ensuite, une lecture sans a priori du recueil révèle que Baudelaire a clairement refusé de se laisser enfermer dans une condition humaine douloureuse et dégradante. Finalement, de la part du poète, cette plongée volontaire dans la « boue » de l’existence est une tentative désespérée de sauver par l’art une vie fondamentalement décevante.
Développement :
1 – Sens du mot et application au recueil
Préalablement, il convient de définir ce terme d’horrible qui ne s’identifie pas exactement à celui de laideur.
Inscription dans l’histoire littéraire
On oublie trop facilement que Baudelaire est un enfant du romantisme dans sa révolte, sa solitude, son lyrisme personnel et son mal de vivre. De plus, comme Théophile Gautier, son ami à qui il a dédié ses Fleurs du mal et dont il parle dans son Art romantique, il a été influencé par le romantisme frénétique (ou frénétisme), ce courant littéraire inspiré en partie par le roman gothique anglais. Or, la caractéristique de cette ascendance est son « goût de l’atroce ». L’horreur est enfant de la terreur qui « tant qu’elle est renfermée dans les limites du goût, est classique. La terreur poussée au-delà des bornes du goût, et dégénérant en horreur dégoûtante, devient romantique. » Vicomte de Saint-Chamans, Le Petit-fils de l’homme aux quarante écus.
Quels sont donc les domaines de cet « horrible » dans les Fleurs du mal ?
Spectacles insoutenables
« L’horrible » n’est pas la laideur. Des laideurs ordinaires sont acceptables. L’horreur est repoussante, on cherche à la fuir. La cruauté envers les animaux transparaît dans « L’Albatros » où les marins mutilent l’oiseau des mers. Dans « Une Charogne », Baudelaire force sa compagne à regarder le cadavre de la bête décomposée malgré la répugnance que la jeune femme affiche : « Vous crûtes vous évanouir. » « Le Vampire » distille le poison, troue la chair de sa victime d’« un coup de couteau », se moque de son « cadavre ».
Sadisme et masochisme
La propension au sadisme et au masochisme est une autre facette de l’intime musée des horreurs baudelairien. Le poète se définit comme « L’Héautontimorouménos », titre qui signifie littéralement « bourreau de soi-même ». La violence exercée contre la femme aimée, puis qui se retourne contre l’agresseur, est insupportable. Nous l’acceptons comme une hyperbole poétique de la passion, mais elle est littéralement criminelle. Dans « Le Tonneau de la Haine », l’auteur, marqué par l’addiction, se complaît dans d’atroces supplices infernaux.
Provocation
Le dandy Baudelaire ne s’est pas contenté de tenues excentriques, il a cultivé la provocation à l’encontre de la bourgeoisie positiviste de son temps qu’il exécrait. Son attitude l’a conduit à être rejeté lui-même comme une horreur. Cette réprobation culmine dans sa condamnation après le réquisitoire du procureur Pinard contre le recueil jugé comme « un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale ». La morale bourgeoise s’est sentie offensée par l’érotisme « obscène » de certains poèmes dont six comme « Les Bijoux » ou « Lesbos » resteront interdits de publication. La religion s’est trouvée offensée dans « Le Vin de l’assassin », un fait divers que le poète conclut sur un triple blasphème, ou par « Les Litanies de Satan » dans lesquelles l’auteur détourne la liturgie sacrée pour honorer l’ennemi du genre humain.
2 – Mais une bonne partie du recueil cherche à s’évader des affres de la condition humaine.
Si le spectacle de la condition humaine promise à une lente et douloureuse agonie entraîne chez le poète des violences verbales, une complaisance pour les horreurs ordinaires et extraordinaires, ce mode d’expression n’est pourtant pas majoritaire.
« L’architecture secrète » du recueil
Baudelaire a composé soigneusement son recueil, classant des poèmes écrits à différentes époques selon un ordre significatif : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album, et qu’il a un commencement et une fin »».
Les Fleurs du mal sont une confession autobiographique déguisée rapportant l’itinéraire spirituel du poète dans sa lente descente vers un enfer inéluctable. Cette « architecture secrète », selon les termes de Barbey d’Aurevilly, peut être présentée comme suit :
- L’exposé de la dualité de la nature intime du poète, cause de son mal, dans la partie intitulée « Spleen et Idéal »,
- cette dualité est d’abord esthétique pour le poète écartelé entre le ciel qui l’attire et la terre qui le retient, entre les deux sources divine et infernale de la beauté,
- elle est ensuite amoureuse, dans des expériences charnelles et mystiques.
Pour échapper aux tourments de cette fêlure intime, le poète va tenter de s’évader
- dans une forme de charité avec les « Tableaux parisiens » où il prend en pitié les déshérités de l’univers urbain,
- par le recours aux paradis artificiels avec « le vin » qui n’apaise nullement sa soif
- par la débauche, ces fleurs vénéneuses qui ont donné leur titre au recueil, mais ces curiosités malsaines le conduisent à la maladie et à une lente agonie,
- par le blasphème et le satanisme,
- par la mort, sous ses multiples formes, pour s’achever dans la dernière pièce, « Le Voyage » dont l’issue laisse présager un échec supplémentaire et définitif.
La quête du paradis perdu
Loin des horreurs, il existe un autre fil d’Ariane dans le labyrinthe des désillusions baudelairiennes : la quête très romantique d’un paradis perdu. Cette recherche du « vert paradis des amours enfantines » résulte de la nostalgie de cet amour maternel exclusif trahi lorsque le général Aupick est venu s’interposer entre la mère et son fils. On en retrouve des traces dans « La Vie antérieure », « Moesta et errabunda » et surtout « La Servante au grand cœur ». Cette quête se confond avec le néoplatonisme, très prisé des romantiques français sous sa forme illuministe, que l’on peut percevoir dans « L’Invitation au voyage », « Élévation » et surtout « Correspondances », véritable art poétique. Cette recherche du monde des idées est bien éloignée des réalités sordides qui parsèment les Fleurs du mal.
3 – Si « l’horrible » est souvent recherché, encore faut-il qu’il soit « artistement exprimé ».
Baudelaire n’a pas refusé d’affronter la réalité. Au nom de la sincérité et de la vérité, il a réintégré les aspects sordides de ses désillusions. « Des poètes illustres s’étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries du monde poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal » pouvait-il écrire. Il met cependant une condition essentielle à cette réintégration : elle ne doit pas être gratuite, mais constituer une réponse au défi esthétique.
Les figures d’image et la « sorcellerie évocatoire »
Pour retrouver l’unité primitive perdue jusque dans les aspects les plus repoussants de l’existence, la voie royale est celle de l’analogie. Les Fleurs du mal abondent en comparaisons, métaphores (voire filées) comme dans « L’Ennemi » ou « La Fontaine de sang », allégories comme dans « Le tonneau de la haine » ou « Les Aveugles ». L’art du poète consiste alors à séduire par des trouvailles originales. Par exemple, dans « Une Charogne », Baudelaire reprend un thème élégiaque souvent traité dans la poésie : celui des liens entre amour et mort, amour et temps qui passe, amour et beauté, beauté qui se fane avec les « outrages du temps ». Ici la beauté se décompose carrément. La mort est paradoxalement pleine d’une vie grouillante, mais elle effectue un travail poétique à l’envers. Le désordre du chaos succède à l’ordre de la vie de l’esprit. Baudelaire ajoute un traitement très personnel, provocant dans son humour macabre, et étrange dans son retournement de perspective.
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
L’art donne la beauté, la poésie donne la durée, l’idée donne l’éternité.
Ce traitement artistique comprend aussi cette fameuse « sorcellerie évocatoire » composée de rythmes, d’allitérations et de musicalité, donnant à un vocabulaire précis et évocateur la force d’une incantation magique. Par exemple, dans « L’Héautontimorouménos » :
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Les rythmes binaires, les anaphores, les assonances en OU évoquent la transe du sorcier ou du sacrificateur.
Une tentative démiurgique et sacrée
Il faut comprendre que, dans sa saisie de l’horrible, Baudelaire assigne à la poésie plusieurs fonctions sacrées :
- Celle d’accéder à l’éternité, par exemple dans « Une Charogne »
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
- Celle de refaire un monde imparfait. Le poète entend concurrencer le créateur.
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
- Celle de racheter si possible son existence par l’art, comme dans « Les Phares »
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Il apparaît cependant que les Fleurs du mal s’achèvent sur un constat d’échec. « Le Voyage », métaphore résumée des expériences terrestres, n’offre finalement que des désillusions. Tout est « ennui », la perspective de la mort est inéluctable. Tout est voué à disparaître.
Conclusion :
En tant que romantique attardé et dandy provocateur, Baudelaire a promu « l’horrible ». Au-delà du simple effet de mode ou d’une révolte adolescente, ce goût malséant a été pour lui surtout un défi moderne adressé à son génie poétique. Cependant, si les spectacles insoutenables liés au sado-masochisme sont bien présents dans les Fleurs du mal, ils n’en représentent pas la caractéristique exclusive. En effet le poète sait aussi chanter l’idéal et, quand il remue les horreurs du péché, c’est pour tenter d’apercevoir un passage vers le monde illuministe des idées. Prisonnier de son spleen et finalement défait par lui, le poète aura inlassablement cherché à rejoindre un paradis regretté et aperçu confusément. C’est pourtant cet échec qui a consacré Baudelaire précurseur de « La Modernité », selon le titre de l’essai que le poète a publié dans Le Peintre de la vie moderne en 1863. Cette volonté délibérée de réintégrer les aspects insoutenables de l’existence humaine a été accomplie au prix d’un incessant travail artistique. Cette transmutation alchimique de la boue en or constitue bien le cœur du projet esthétique de Baudelaire, lui qui entendait conférer à la poésie une valeur sacrée, là où elle était tenue pour un simple ornement. Avec sa « beauté bizarre », l’auteur des « Fleurs du mal » ouvre la voie à l’autotélisme moderne : la beauté devient autonome, indépendante de l’objet représenté, fût-il hideux. Elle réside exclusivement dans la production poétique elle-même, véritable re « création » selon l’étymologie du terme.