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Bac de français 2023

Baccalauréat technologique

Corrigé du commentaire

Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle.

Théophile Gautier, La Morte amoureuse, 1836.

Bien qu’on l’ait averti que Clarimonde est un vampire, le narrateur poursuit sa relation avec elle. Toutefois, rendu méfiant, il décide de surveiller ses faits et gestes : il positionne notamment un miroir pour l’observer sans qu’elle s’en doute.

Théophile Gautier par Nadar Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont elle n’avait pas calculé la perfide1 position, Clarimonde qui versait une poudre dans la coupe de vin épicé qu’elle avait coutume de préparer après le repas. Je pris la coupe, je feignis2 d’y porter mes lèvres, et je la posai sur quelque meuble comme pour l’achever plus tard à mon loisir, et, profitant d’un instant où la belle avait le dos tourné, j’en jetai le contenu sous la table ; après quoi je me retirai dans ma chambre et je me couchai, bien déterminé à ne pas dormir et à voir ce que tout cela deviendrait. Je n’attendis pas longtemps ; Clarimonde entra en robe de nuit, et, s’étant débarrassée de ses voiles, s’allongea dans le lit auprès de moi. Quand elle se fut bien assurée que je dormais, elle découvrit mon bras et tira une épingle d’or de sa tête ; puis elle se mit à murmurer à voix basse :
« Une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille !… Puisque tu m’aimes encore, il ne faut pas que je meure… Ah ! pauvre amour, ton beau sang d’une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire. Dors, mon seul bien ; dors, mon dieu, mon enfant ; je ne te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta vie que ce qu’il faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne t’aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d’autres amants dont je tarirais3 les veines ; mais depuis que je te connais, j’ai tout le monde en horreur… Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est blanc ! Je n’oserai jamais piquer cette jolie veine bleue. » Et, tout en disant cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur mon bras qu’elle tenait entre ses mains. Enfin elle se décida, me fit une petite piqûre avec son aiguille et se mit à pomper le sang qui en coulait. Quoiqu’elle en eût bu à peine quelques gouttes, la crainte de m’épuiser la prenant, elle m’entoura avec soin le bras d’une petite bandelette après avoir frotté la plaie d’un onguent4 qui la cicatrisa sur-le-champ.

Notes

1 Perfide : trompeuse, traîtresse.
2 Je feignis : je fis semblant.
3 Tarirais : viderais complètement.
4 Onguent : pommade.

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

L’amour maléfique d’une femme vampire

Introduction

Situation

Le texte à étudier est tiré du conte fantastique de Théophile Gautier, La Morte amoureuse, publié en 1836.
C’est un texte en prose, narratif, relevant principalement des registres lyrique et fantastique.
Son intérêt principal réside dans son climat angoissant, cher au récit romantique gothique.

Problématique

Comment ce récit permet-il au narrateur d’éclairer les sentiments qu’il éprouve pour Clarimonde ?

Annonce de plan linéaire

Nous analyserons d’abord comment le narrateur déjoue habilement le complot qui se trame contre lui, puis comment il découvre la vérité d’un amour ambigu.

Développement

1. Les préparatifs d’une machination

1er paragraphe

A) Un comportement inquiétant

Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont elle n’avait pas calculé la perfide position, Clarimonde qui versait une poudre dans la coupe de vin épicé qu’elle avait coutume de préparer après le repas.

Le récit est assumé par un JE opposé à un Elle. Le narrateur raconte comment il surprend son amante dans un geste suspect. Notons la personnification du « perfide » miroir. Relevons également l’érotisme discret du « vin épicé », boisson aphrodisiaque. Cependant, l’interprétation du narrateur est surprenante : pourquoi se méfierait-il de l’ajout d’un ingrédient à la boisson alors que la préparation du breuvage le nécessite ?

B) Les contre-mesures du narrateur

Je pris la coupe, je feignis d’y porter mes lèvres, et je la posai sur quelque meuble comme pour l’achever plus tard à mon loisir, et, profitant d’un instant où la belle avait le dos tourné, j’en jetai le contenu sous la table ; après quoi je me retirai dans ma chambre et je me couchai, bien déterminé à ne pas dormir et à voir ce que tout cela deviendrait.

En conséquence, le narrateur multiplie les actions destinées à donner le change. Gautier utilise le procédé comique du trompeur trompé. Il désigne son amante sous le terme ironique de « belle » comme pour marquer le succès de sa ruse et sa maîtrise de la situation.

C) La mise à exécution

Je n’attendis pas longtemps ; Clarimonde entra en robe de nuit, et, s’étant débarrassée de ses voiles, s’allongea dans le lit auprès de moi. Quand elle se fut bien assurée que je dormais, elle découvrit mon bras et tira une épingle d’or de sa tête ; puis elle se mit à murmurer à voix basse :

L’érotisme discret se poursuit avec l’euphémisme bienséant qui permet à Clarimonde de se dénuder en ôtant « ses voiles ». La jeune femme est persuadée que son amant est endormi, car il ne réagit pas à la présence du corps découvert de son amante. Le lecteur est intrigué par le geste de Clarimonde : à quoi va servir cette épingle ? Le métal noble qui est mentionné oriente vers un usage sacrificiel.

Transition

Le personnage féminin passe alors au premier plan et retient toute l’attention du lecteur.

2 – La découverte d’un amour satanique

2e paragraphe

A) Le dilemme amoureux

« Une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille !… Puisque tu m’aimes encore, il ne faut pas que je meure… Ah ! pauvre amour, ton beau sang d’une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire. Dors, mon seul bien ; dors, mon dieu, mon enfant ; je ne te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta vie que ce qu’il faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne t’aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d’autres amants dont je tarirais les veines ; mais depuis que je te connais, j’ai tout le monde en horreur… Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est blanc ! Je n’oserai jamais piquer cette jolie veine bleue. »

Le choix de la focalisation interne pour la relation des événements oblige Gautier à recourir à une convention théâtrale, celle du soliloque. En effet, pour que le lecteur (et le narrateur) aient accès aux pensées de Clarimonde, il faut que la jeune femme les extériorise. Cette apparente invraisemblance peut se justifier par les tourments amoureux du personnage qui ne parvient plus à contrôler le flux de ses émotions.
L’énonciation est affective :

  • Elle commence par une gradation ternaire, qui, dans un premier temps, minimise le prélèvement de sang par la restriction « rien qu’une petite goutte », puis, qui le valorise de manière gourmande par l’adjectif « petit » (à la valeur amoureuse) et précieuse par la métaphore du rubis. L’assonance en OU sous-tend par sa douceur l’appétit sensuel.
  • Clarimonde utilise trois champs lexicaux associés
  • l’amour, avec « aimes », « pauvre amour », « mon seul bien », « mon dieu » (connote la passion), « mon enfant » (variation maternelle), « aimais tant », « autres amants »
  • la vie, avec « rouge », « rubis », « beau sang », « pourpre si éclatante », « vie », « veines », « jolie veine bleue ».
  • la mort, avec « meure », « mal », « éteindre », « tarirais »
  • Elle emploie de nombreux mélioratifs affectueux : « petite », « pauvre », « beau » (deux fois), « éclatante », des formules amplificatrices comme « je ne t’aimais pas tant », voire hyperboliques, « j’ai tout le monde en horreur ». Elle conclut par des exclamations affectives ternaires qui expriment ici la perfection esthétique.

La confession de la jeune femme mêle inextricablement l’amour et la mort, la convoitise incoercible et l’affection protectrice. Nous pouvons relever l’ironie du « dors mon enfant » qui pervertit la surveillance maternelle en anesthésie prédatrice.

B) un amour ambigu

Et, tout en disant cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur mon bras qu’elle tenait entre ses mains. Enfin elle se décida, me fit une petite piqûre avec son aiguille et se mit à pomper le sang qui en coulait. Quoiqu’elle en eût bu à peine quelques gouttes, la crainte de m’épuiser la prenant, elle m’entoura avec soin le bras d’une petite bandelette après avoir frotté la plaie d’un onguent qui la cicatrisa sur-le-champ.

Nous passons ensuite au registre pathétique. La courtisane pleure abondamment ce qui est noté par l’hyperbole « pleuvoir » Elle ne se décide pas tout de suite à blesser son amant. Par la suite, le narrateur note la « crainte » de la jeune femme et les soins qu’elle dispense. Nous passons alors dans le registre merveilleux avec cet « onguent » miraculeux dont l’emploi est lui-même équivoque : est-ce pour soulager ? ou pour dissimuler ?
Gautier entretient volontairement le flou. Clarimonde, dans ses rôles de vampire et d’infirmière, est un personnage tragique, selon les thèses d’Aristote. Elle inspire « terreur et pitié ».
En accord avec le goût morbide gothique venu d’Angleterre, cet amour est transgressif. Dans la Bible, le sang appartient à Dieu, l’auteur de toute vie. Nul humain ne peut donc le prendre ni le consommer. La tradition chrétienne y ajoute la valeur rédemptrice du sang christique versé, offert (et non dérobé) pour le salut de l’humanité. Ce sang bu étanche la soif surnaturelle et permet d’accéder à la vie éternelle. Or Clarimonde viole la liberté de son amant, se comporte en goule et transmet la mort. Sa passion est impure et destructrice. Pourtant, elle éprouve un amour sincère.
Rappelons d’ailleurs que le narrateur, Romuald, est prêtre le jour et qu’il devient noble vénitien la nuit. En tant que clerc, il connaît toutes les implications symboliques et religieuses de cette aventure. Infidèle à son vœu de chasteté, étant averti de la valeur profanatrice du comportement de Clarimonde, il sait fort bien qu’il met son âme en péril.

Conclusion

Gautier utilise des recettes éprouvées pour créer une atmosphère sinistre et fascinante. Il renouvelle le thème du vampirisme en mettant en scène un amour sincère, mais maléfique et voué à l’échec. Malgré les invraisemblances et les conventions du genre fantastique, il sait toucher le lecteur par le caractère tragique de la passion des deux jeunes gens. Cette ambiguïté voulue et cultivée est d’autant plus prenante qu’elle nous est rapportée par celui qui en est la victime ensorcelée.

Voir aussi :