Charles Baudelaire (1821-1867)
Petits poèmes en prose (posth. 1869)
Confiteor de l’artiste
Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur ! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini.
Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur ! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.
Toutefois, ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m’exaspère. L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle me révoltent… Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu.
Ce poème en prose peut être lu comme un apologue. C’est un récit en quatre temps qui correspondent à chaque paragraphe : introduction annonciatrice (qui laisse présager la fin), plaisir, douleur, plainte et morale (sentence finale). Un récit en pic : La rêverie et la méditation qui constituent la phase ascensionnelle, puis la révolte et la défaite qui forment la chute. Le je est omniprésent.
Un paysage idéal
Quels sont les éléments qui le composent ? Quel symbole représente le bateau ? Baudelaire l’explicite. Comment est-il décrit ? Notons ses qualités peu sensibles.
Est-ce bien cohérent avec la saison annoncée : l’automne ? Cette saison est souvent évoquée par Baudelaire lorsqu’il médite sur le temps et la condition humaine.
Ici la nature n’est pas le paysage, (à la différence des romantiques qui y voyaient un écho de leurs sentiments) mais comme dans « Correspondances » (poème des Fleurs du mal en forme d’art poétique) une représentation artistique du monde naturel, image du monde idéal que l’artiste ne peut rejoindre.
Au travers de la complexité du monde qui nous entoure, grâce aux synesthésies, le poète fait l’expérience d’une unité mystérieuse, d’un monde idéal au sens platonicien, d’un monde d’ordre au-delà du chaos apparent. Justement l’objet de la poésie est de remonter à cette unité primordiale au travers des métaphores et des symboles, traductions linguistiques de l’expérience des synesthésies. C’est ce que Baudelaire appelle les correspondances (ici verticales). D’ailleurs le premier mouvement est une élévation.
Les correspondances font référence à une pensée philosophique, celle de Platon. Chez ce philosophe grec classique apparaît la notion de monde des idées développée en particulier dans le fameux mythe de la caverne. Pour être concis, Platon affirme que le monde réel qui nous entoure n’est que l’image d’un monde idéal. Dans le monde réel, nous constatons diversité, désordre, manque de sens. Dans le monde idéal au contraire règnent ordre et unité, source de beauté.
Baudelaire se rattache à ce courant de pensée. Il est persuadé d’avoir été exclu d’un paradis originel ; il vit son existence dans les déchirements (spleen et idéal). Aussi rêve-t-il de retrouver le chemin de cet Eden. La poésie sera le moyen privilégié de retrouver au travers de l’intuition des correspondances (nées des synesthésies), grâce à un langage magique fait d’images, de sonorités envoûtantes — la fameuse « sorcellerie évocatoire » — le chemin de ce paradis, ce lieu d’ordre, d’unité et de bonheur.
Ici la nature pense et parle mais ce sont comme dans « Correspondances » de « confuses paroles », bien différentes de la logique raisonnante (fin du 2e paragraphe).
Un paysage propice à la contemplation et à la méditation sur la nature humaine et pourtant il contient déjà une idée de mort implicite (noyer) ou de dissolution.
Les réactions du poète
- Plaisir, volupté, moment de grâce furtif comme dans le poème « Élévation ».
- Souffrance, douleur : vocabulaire de la blessure par arme blanche (pénétrantes (deux fois), pointe acérée) repris par « duel ».
La signification d’un échec
Rythmes binaires, interjections, apostrophes, impératifs… tous les signes d’une sensibilité qui réagit, tous les symptômes du désarroi…
L’immensité est perçue comme l’image de l’éternité. Éternellement est répété dans une construction en forme de chiasme : l’enjeu dépasse le simple instant présent de la description.
Une atmosphère religieuse, ou du moins mystique. Confiteor, en latin, signifie « je confesse », d’où deux sens possibles : je professe ma foi, ou je demande pardon, je me reconnais coupable. Baudelaire utilise une expression catholique pour affirmer que l’art est une religion.
En même temps, dans sa volonté d’être l’égal de Dieu, dans cette quête de la beauté, le poète se révolte et se rend coupable d’effraction en cherchant de son vivant une réalité accessible seulement après la mort. C’est la « double postulation » exprimée dans « Mon cœur mis à nu » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ».
Du fait de la nature religieuse donnée à l’Art, la création artistique apparaît souvent chez Baudelaire comme un véritable combat. Au terme de cette lutte, la quête du beau débouche sur la douloureuse impuissance créatrice : comment rendre avec des mots humains l’immensité, la plénitude du vide, la permanence, l’unité profonde perçus intuitivement ? Baudelaire, pourtant magicien de la « sorcellerie évocatoire », abdique ici devant l’incapacité du langage à traduire l’expérience de la beauté mystique ineffable et se réfugie dans le silence. Le spleen a vaincu l’idéal.
Ce poème est aussi un art poétique. Un art poétique est l’ensemble des règles qui régissent l’art de la poésie.
Donc pour ce texte on pourrait relever :
- Une inspiratrice : la Nature.
- Le processus de la création sensations → rêverie → réflexion (maîtriser la rêverie et la traduire « musicalement et pittoresquement »).
- La conclusion pessimiste et désespérée : savoir et accepter que cette quête s’achève dans une souffrance insupportable (cf. la dernière phrase du texte).
Ce poème énonce des règles et il est en même temps un exemple de leur mise en œuvre.
Voir aussi :
- Repères biographiques sur Baudelaire
- Petits poèmes en prose
- Petits poèmes en prose, « Le Vieux Saltimbanque », parcours de lecture
- Les Fleurs du Mal
- Les Fleurs du Mal, LXXVI — Spleen
- Les Fleurs du Mal, « Les Bijoux »
- Les Fleurs du Mal, « L’Albatros »
- Les Fleurs du mal, « Correspondances »
- Baudelaire, « L’Invitation au voyage »
- Le thème du soir dans Les Fleurs du Mal
- Les Fleurs du Mal, « À une passante »
- Petits poèmes en prose ou Le Spleen de Paris sur Wikisource