Aller au contenu

Le Mariage de Figaro, acte II, scène 2

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte II, scène 2 (extrait)

LA COMTESSE : Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?
FIGARO : Qui dit cela, Madame ?
SUZANNE : Au lieu de t’affliger de nos chagrins…
FIGARO : N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons, d’abord, son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.
LA COMTESSE : C’est bien dit ; mais comment ?
FIGARO : C’est déjà fait, Madame ; un faux avis donné sur vous…
LA COMTESSE : Sur moi ? la tête vous tourne !
FIGARO : Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.
LA COMTESSE : Un homme aussi jaloux !…
FIGARO : Tant mieux : pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang ; c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.
LA COMTESSE : Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur…
FIGARO : Il y en a peu, Madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.
LA COMTESSE : Il faudra que je l’en remercie !
FIGARO : Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à roder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ? Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste ; il n’aura pas pris de parti contre ; et jamais il n’osera s’y opposer devant Madame.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte II, scène 2.

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Les manœuvres d’un valet observateur

Introduction

Situation

Portrait de Beaumarchais par Jean-Marc Nattier Le texte à étudier est extrait de la comédie de Beaumarchais, La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro, écrite en 1778. L’auteur y accuse les prérogatives injustifiées de l’aristocratie, les abus à l’encontre des femmes, les exactions du système judiciaire, au moyen d’une histoire mouvementée. Figaro doit se marier avec Suzanne dans la soirée. La jeune femme a informé le valet que le comte Almaviva, leur maître, a cherché à la séduire, et qu’il veut de plus remettre en vigueur le « droit du Seigneur1 ». Le valet est déterminé à contrecarrer ce dessein attentatoire. Il accompagne la comtesse à la tête d’une délégation de paysans et de valets pour prier le comte de renoncer sur-le-champ à rétablir cet usage ignominieux. Le comte biaise, il tranchera plus tard. Ensuite, Figaro va chez la comtesse pour dévoiler le plan qui permettra de « donner le change ». Il l’expose alors que Suzanne est présente. C’est l’objet de l’extrait à étudier.

Problématique

Comment, dans cette scène, qui rapproche un serviteur et l’épouse de son maître, Beaumarchais nous montre-t-il à nouveau l’habileté de ce Figaro meneur de l’intrigue ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord comment le valet s’impose devant les femmes, puis avec quel aplomb il bâtit ses roueries.

Développement

1 – Un valet enjoué

A) Insouciance apparente face à la situation

LA COMTESSE : Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?
FIGARO : Qui dit cela, Madame ?
SUZANNE : Au lieu de t’affliger de nos chagrins…

Les répliques de la comtesse et de Suzanne révèlent que Figaro n’est pas découragé par ce qui lui arrive.
En effet ses interlocutrices ont eu le sentiment qu’il « trait[e] légèrement un dessein qui [leur] coûte à tous le bonheur ». Le valet ne « s’afflige pas de [leurs] chagrins ».
Dans cette situation vicieuse qui perturbe la tranquillité de la maisonnée, Figaro paraît badin. Il ne semble pas s’associer aux personnes touchées par cette actualité inquiétante qui devrait le préoccuper (« nous » et « nos » inclusifs).
Du moins le spectateur peut penser que les femmes se soutiennent mutuellement et qu’elles voient Figaro comme peu impliqué dans leurs épreuves.
En tout cas Figaro est soumis à des critiques.

B) Un tacticien à l’ouvrage

FIGARO : N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons, d’abord, son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.

Figaro doit donc prouver qu’il domine toujours les événements et qu’en conséquence il est toujours digne de confiance.
La première question peut paraître infatuée. Elle révèle que Figaro est susceptible, qu’il a été affecté par la défiance des femmes. Pour lui aussi c’est une façon de se donner du courage en se lançant une gageure. Désormais c’est à lui de persuader de la légitimité de son projet un public démoralisé. Il doit

  • s’attacher les deux femmes,
  • les apaiser,
  • les ragaillardir.

Il se comporte en manœuvrier

  • qui ne néglige pas son ennemi (« agir aussi méthodiquement que lui »),
  • qui entreprend sans emballement (« méthodiquement »),
  • qui motive son entreprise : la meilleure défense, c’est l’attaque (« tempérons, d’abord, son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes. »),
  • qui fédère un groupe avec une 1re personne du pluriel inclusive (« tempérons », « nos »), un appel à la valeur supérieure de la propriété (« possessions »), et un rejet de l’assaillant par une 3e personne du singulier exclusive (« son », « les siennes »).

LA COMTESSE : C’est bien dit ; mais comment ?
FIGARO : C’est déjà fait, Madame ; un faux avis donné sur vous…
LA COMTESSE : Sur moi ? la tête vous tourne !
FIGARO : Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.
LA COMTESSE : Un homme aussi jaloux !…

La comtesse, dubitative, demande comment le valet va mettre en œuvre son plan, comment il va évoluer de la stratégie (les grandes lignes de l’action) à la tactique (mise en pratique de la stratégie).
Figaro est un partisan de la guerre de mouvement et non de la bataille figée sur des positions. Il a déjà entrepris une offensive fulgurante. Mais il a omis de solliciter l’autorisation préalable de la femme de son seigneur. Il a exposé la comtesse : c’est une effronterie inacceptable de la part d’un subalterne même si son initiative est bienveillante.
La comtesse le lui fait rudement comprendre en se servant d’une tournure qui accentue l’écart de conduite du valet.
Figaro rétorque avec verve en détournant l’expression de la comtesse en en faisant évoluer sa signification (non seulement la trahison de sa femme doit affoler le comte, mais elle doit aussi refroidir la concupiscence d’Almaviva pour Suzanne).
En fin observateur, Figaro a trouvé la faille chez son maître : la jalousie, d’autant plus que la suffisance du viveur et l’honneur de son patronyme seraient durement touchés si l’aventure était connue. Il en a la preuve par la réplique de la comtesse.

Transition

Mais pour l’heure Figaro doit se faire absoudre de sa décision compromettante.

2 – Un valet doué

A) Un fin observateur du cœur humain

FIGARO : Tant mieux : pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang ; […] Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.

Figaro convertit le désarroi de la comtesse en atout pour son projet.
Il abaisse son maître orgueilleux en le dissolvant dans une vague communauté de « gens de ce caractère ».
Il continue avec les tournures triviales « fouetter le sang », « fâchés tout rouge », « on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir ».
La dernière mérite un examen attentif :
Mener par le nez renvoie aux montreurs d’ours qui dominaient cette bête redoutable et colossale grâce à un anneau passé dans ses naseaux, partie très sensible pour l’animal. L’expression dévalorise le comte en lui donnant le rôle bestial ; elle valorise Figaro transformé en dompteur qui réprime l’animal menaçant. Enfin le mener dans le Guadalquivir, le fleuve qui traverse Séville où se déroule l’action de la pièce, signifie de manière imagée (et populaire) se servir des instincts primaires d’un individu jusqu’à lui faire oublier le risque qu’il court.
Figaro s’est servi du moyen lâche de la lettre anonyme, « un billet inconnu ». Mais surtout il a utilisé Bazile, permettant ainsi au complice du comte de faire éventuellement chanter le seigneur. Le ver est désormais dans le fruit dans la mesure où l’honneur du comte est sali et que cette information est connue d’un tiers.

B) Un peu misogyne

c’est ce que les femmes entendent si bien !
[…]

Pour faire admettre le moyen, Figaro a dû user du lieu commun de la séduction féminine qui aguiche la concupiscence masculine. (« Entendent » a ici le sens de comprendre).

LA COMTESSE : Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur…
FIGARO : Il y en a peu, Madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.
LA COMTESSE : Il faudra que je l’en remercie !

Cette excitation avilissante montre un grave inconvénient, le risque d’offusquer la comtesse.
Cette dernière lui en fait la verte remontrance. Elle ne saurait se discréditer dans le mensonge (« vérité ») et entacher sa réputation (« femme d’honneur », la formule a un double sens, loyauté de l’épouse et déférence due au nom si cher à l’âme des gentilshommes espagnols).
Mais le valet sait habilement retourner la situation par un compliment adressé à la comtesse qui pardonne à Figaro. La comtesse, initialement victime meurtrie par l’insinuation calomnieuse, devient débitrice de son serviteur.

C) la chasse au leurre

FIGARO : Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à roder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ? Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste ; il n’aura pas pris de parti contre ; et jamais il n’osera s’y opposer devant Madame.

Figaro essaie de faire admettre son initiative précipitée en régalant par avance son public du vagabondage improductif de l’époux manœuvré. Le mot « charmant » est un euphémisme (tournure qui minimise) ironique. En fait Figaro se réjouit du succès certain de son stratagème.
« Tailler ses morceaux » a le sens d’enjoindre à quelqu’un ce qu’il doit entreprendre, de lui restreindre ce qu’il doit dépenser. Ici le valet se flatte d’avoir désorganisé les plans de son maître, l’arrangement de sa journée.
Ce bouleversement est formulé selon une opposition : « sa dame » contre « la nôtre », « roder » et « jurer » contre « se complaire ». Ce qui devait être une réjouissance devient un désarroi qui conduit à l’impuissance.
Beaumarchais se sert de la métaphore filée de la chasse au leurre (on substitue un appât odorant ou un simulacre au gibier, cette activité était organisée pour aguerrir les chiens). « Dérouté » signifie qui a perdu sa route, sa trace. Les verbes « galoper », « surveiller », « courir » traduisent l’agitation brouillonne, indécise du chien qui ne retrouve plus sa voie. Le comte est discrédité par cette animalisation. De plus ce chien dans lequel le valet l’a transformé agit sottement. Il « court la plaine, et force (poursuivre un gibier jusqu’à ce qu’il soit à bout de force) un lièvre qui n’en peut mais (qui n’en peut mais a ici le sens vieilli de qui n’y peut rien, qui n’a rien à voir dans l’affaire) ». L’animal a laissé la proie pour l’ombre. On peut noter aussi que « lièvre » est proche de lapin, mot qui connoterait donc un tête-à-tête amoureux avorté (avec Suzanne).
Dans ce débordement de tentatives inutiles, le comte va laisser le temps passer et ne pourra pas se décider avant le moment fatidique des noces (en fin de soirée).
Figaro est un diseur éblouissant, il utilise l’hypotypose (figure de style qui rassemble des procédés pour animer une description comme si elle avait lieu devant nous) : il nous dépeint le comte agissant par les verbes de mouvement, il nous fait ressentir les tergiversations du jaloux grâce aux interrogations, il nous convie à escorter la chasse par son double impératif « tenez, tenez », et le présentatif « le voilà ».
Dans le prolongement du montreur d’ours figuré plus haut, le valet se révèle ici un remarquable marionnettiste qui manipule son maître comme un fantoche grotesque.
Il fascine, il fait imaginer à son public que c’est déjà survenu, que ce sera aisé.
Beaumarchais se conforme au sous-titre de sa pièce « la folle journée », qu’il faut interpréter comme une journée turbulente, mais aussi une journée insensée (parce qu’ébranlée par les égarements passionnels et les dérèglements vicieux).

Conclusion

Ce dialogue valorise Figaro, l’ingénieux metteur en scène de ses noces.
Beaumarchais révèle les lignes de force du caractère de son personnage ou les approfondit :

  • C’est une nature gaie et flegmatique en surface, mais surtout résiliente.
  • Le valet est actif, créatif, sa gaieté (de façade) est agissante.
  • Il est effronté, il a de l’esprit, il sait jouer du langage pour valoriser son entreprise, pour se rétablir quand il est acculé. Cette virtuosité le stimule, lui donne confiance et fierté.
  • Il est courageux et chevaleresque (à sa manière) en protégeant les petits et les femmes. Le plébéien a repris à son compte les vertus que la noblesse a délaissées.
  • Dans la lignée des valets comme Scapin et Sganarelle, il professe un appétit démesuré pour l’intrigue, mais il le rehausse par une note de récrimination sociale.

L’analyse transactionnelle (théorie de la personnalité, des rapports sociaux et de la communication) peut nous aider à mieux comprendre cette confrontation. La plupart de nos relations interhumaines sont soumises aux rôles symboliques du triangle dramatique Victime-Sauveur-Persécuteur. Ici la comtesse et Suzanne endossent les rôles de la Victime, le comte, celui du Persécuteur et Figaro, celui du Sauveur.

Figaro est comme un double théâtral de son créateur. Beaumarchais a mené une vie agitée, pleine de rebondissements qu’il a dirigés avec plus ou moins de réussite : non seulement écrivain, dramaturge, mais musicien, horloger, homme d’affaires, éditeur, espion, marchand d’armes, épouseur de riches veuves, en bref un homme d’action et d’esprit qui n’a jamais baissé pavillon face à l’adversité ou ses opposants.

Note

1 Le droit de cuissage, appelé aussi droit de jambage et parfois droit de dépucelage, est une légende vivace selon laquelle un seigneur aurait eu le droit d’avoir des relations sexuelles avec la femme d’un vassal ou d’un serf la première nuit de ses noces. (Wikipédia)

Voir aussi :

creative commons