Diplôme national du brevet 2017
Épreuve de français (série générale)
A. Texte littéraire
Jean Giono (1895-1970), Les Vraies Richesses, 1936
Giono a décidé de vivre à la campagne, au plus près de la nature. Néanmoins, il va parfois à Paris. Il évoque ici son expérience de la ville.
Quand le soir vient, je monte du côté de Belleville1. À l’angle de la rue de Belleville et de la rue déserte, blême et tordue, dans laquelle se trouve La Bellevilloise2, je connais un petit restaurant où je prends mon repas du soir. Je vais à pied. Je me sens tout dépaysé par la dureté du trottoir et le balancement des hanches qu’il faut avoir pour éviter ceux qui vous frôlent. Je marche vite et je dépasse les gens qui vont dans ma direction ; mais quand je les ai dépassés, je ne sais plus que faire, ni pourquoi je les ai dépassés, car c’est exactement la même foule, la même gêne, les mêmes gens toujours à dépasser sans jamais trouver devant moi d’espaces libres. Alors, je romps mon pas et je reste nonchalant3 dans la foule. Mais ce qui vient d’elle à moi n’est pas sympathique.
10 Je suis en présence d’une anonyme création des forces déséquilibrées de l’homme. Cette foule n’est emportée par rien d’unanime. Elle est un conglomérat de mille soucis, de peines, de joies, de fatigues, de désirs extrêmement personnels. Ce n’est pas un corps organisé, c’est un entassement, il ne peut y avoir aucune amitié entre elle, collective, et moi. Il ne peut y avoir d’amitié qu’entre des parties d’elle-même et moi, des morceaux de cette foule, des hommes ou des femmes. Mais alors, j’ai avantage à les rencontrer seuls et cette foule est là seulement pour me gêner. Le premier geste qu’on aurait si on rencontrait un ami serait de le tirer de là jusqu’à la rive, jusqu’à la terrasse du café, l’encoignure de la porte, pour avoir enfin la joie de véritablement le rencontrer.
[…]
20 De tous ces gens-là qui m’entourent, m’emportent, me heurtent et me poussent, de cette foule parisienne qui coule, me contenant sur les trottoirs devant La Samaritaine4, combien seraient capables de recommencer les gestes essentiels de la vie s’ils se trouvaient demain à l’aube dans un monde nu ?
Qui saurait orienter son foyer en plein air et faire du feu ?
Qui saurait reconnaître et trier parmi les plantes vénéneuses les nourricières comme l’épinard sauvage, la carotte sauvage, le navet des montagnes, le chou des pâturages ?
Qui saurait tisser l’étoffe ?
Qui saurait trouver les sucs pour faire le cuir ?
30 Qui saurait écorcher un chevreau ?
Qui saurait tanner la peau ?
Qui saurait vivre ?
Ah ! c’est maintenant que le mot désigne enfin la chose ! Je vois ce qu’ils savent faire : ils savent prendre l’autobus et le métro. Ils savent arrêter un taxi, traverser une rue, commander un garçon de café ; ils le font là tout autour de moi avec une aisance qui me déconcerte et m’effraie.1 Belleville : quartier parisien dans l’Est de la ville.
2 La Bellevilloise : coopérative ouvrière qui permettait aux ouvriers d’acheter des produits de consommation moins chers. C’est aussi en 1936 un lieu culturel très connu.
3 nonchalant : lent et indifférent.
4 La Samaritaine : grand magasin parisien, fondé en 1870.
B. Image
Questions et corrigé (20 points)
Les réponses aux questions doivent être entièrement rédigées.
Sur le texte littéraire (document A)
1. En vous appuyant sur le premier paragraphe, expliquez la formule du narrateur « Je me sens tout dépaysé » (lignes 3-4). (2 points)
Le campagnard provençal qu’est Giono ne se reconnaît pas dans les rues de cette banlieue parisienne. Il souffre de la « dureté du trottoir », il doit apprendre à éviter les passants qui le frôlent. Il ne rencontre jamais « d’espaces libres ». Il a l’impression de se noyer dans une foule qui « n’est pas sympathique ».
2. a- Quel est ici le sens du mot « entassement » (ligne 13) ?
L’entassement renvoie d’une part à la foule qui se presse dans la rue et d’autre part à un amalgame de sentiments qui restent individuels.
Trouvez un synonyme de ce nom dans les lignes qui précèdent.
On peut relever foule et conglomérat.
b- « Elle est … personnels. » (lignes 11-12) : quel est le procédé d’écriture utilisé dans cette phrase ?
Il s’agit d’une énumération qui est en même temps une accumulation (plus de quatre termes).
c- En vous appuyant sur vos deux réponses précédentes, expliquez comment le narrateur perçoit la foule. (4 points)
Le narrateur perçoit la foule comme une masse menaçante. Chacun y vit isolé si bien que le promeneur ne peut éprouver de sympathie pour ceux qu’ils croisent.
3. Ligne 24 à ligne 32 :
a- Quelles remarques pouvez-vous faire sur la disposition et les procédés d’écriture dans ce passage ? Trois remarques au moins sont attendues.
Il s’agit
– d’une succession d’interrogations (procédé affectif et oratoire),
– avec alinéa (retour à la ligne) après chacune d’elles,
– commençant par la même formule, « Qui saurait » ou anaphore.
Accessoirement on peut relever aussi un raccourcissement progressif des phrases avec, à la fin, une reprise des diverses questions par un seul verbe fort qui les résume.
L’ensemble des procédés crée un effet d’insistance et une mise en valeur de l’angoisse du narrateur.
b- Quel est, selon vous, l’effet recherché par le narrateur dans ce passage ? Développez votre réponse. (4 points)
Le narrateur déplore que l’homme moderne se soit coupé de la nature, sa mère nourricière. Giono, par ses interrogations angoissées, insiste sur sa crainte de voir l’humanité dégénérer puis disparaître.
4. Dans le dernier paragraphe, pourquoi le narrateur est-il déconcerté et effrayé (lignes 34 à 36) ? Justifiez votre réponse en vous appuyant sur le texte. (2 points)
L’homme moderne et urbain ne sait plus « vivre ». En ville, il a désappris les « les gestes essentiels de la vie » au profit de connaissances futiles qui lui seront inutiles si le progrès technologique disparaît.
5. Ce texte est extrait d’un livre intitulé Les Vraies Richesses. Quelles sont, selon vous, les « vraies richesses » auxquelles pense l’auteur ? Rédigez une réponse construite et argumentée. (4 points)
Les vraies richesses sont pour Giono la symbiose avec la nature et l’appartenance à une communauté à taille humaine. À la campagne, l’homme se construit dans ses rapports vrais avec son milieu nourricier et ses proches voisins qu’il connaît et avec qui il travaille. Il n’est plus un individu anonyme mais une personne en relation avec d’autres personnes qui mènent une vie utile et harmonieuse.
Sur le texte littéraire et l’image (documents A et B)
6. Que ressentez-vous en regardant l’œuvre de Jean-Pierre Stora (document B) ? Expliquez votre réponse. (2 points)
Nous ressentons une impression d’isolement total. En effet, les divers courants de piétons sont séparés par des cloisons opaques, parallèles et sans ouverture. De plus tous les personnages marchent d’un pas uniforme. Nous ne distinguons aucun groupe, aucun échange entre les passants.
7. Cette œuvre (document B) peut-elle illustrer la manière dont le narrateur perçoit la foule dans le texte de Jean Giono (document A) ? Développez votre réponse. (2 points)
Oui, cette œuvre peut illustrer le texte de Giono. Elle reprend bien le flot continu des individus dans les rues de Belleville. Elle traduit bien cette angoisse qui saisit le narrateur devant cette solitude désespérante au milieu de la foule. Mais elle ne saurait convenir pour la fin du texte où il est question d’autobus, de métro et de terrasses de café.
Réécriture et corrigé (5 points)
Réécrivez le passage ci-dessous en remplaçant « je » par « nous » et en mettant les verbes conjugués à l’imparfait.
« Je connais un petit restaurant où je prends mon repas du soir. Je vais à pied. Je me sens tout dépaysé par la dureté du trottoir et le balancement des hanches qu’il faut avoir pour éviter ceux qui vous frôlent. »
Nous connaissions un petit restaurant où nous prenions notre repas du soir. Nous allions à pied. Nous nous sentions tout dépaysés par la dureté du trottoir et le balancement des hanches qu’il fallait avoir pour éviter ceux qui nous frôlaient.
Dictée (5 points)
De temps en temps, je m’arrête, je tourne la tête et je regarde vers le bas de la rue où Paris s’entasse : des foyers éclatants et des taches de ténèbres piquetées de points d’or. Des flammes blanches ou rouges flambent d’en bas comme d’une vallée nocturne où s’est arrêtée la caravane des nomades. Et le bruit : bruit de fleuve ou de foule. Mais les flammes sont fausses et froides comme celles de l’enfer. En bas, dans un de ces parages sombres est ma rue du Dragon, mon hôtel du Dragon. Quel ordre sournois, le soir déjà lointain de ma première arrivée, m’a fait mystérieusement choisir cette rue, cet hôtel au nom dévorant et enflammé ? Il me serait facile, d’ici, d’imaginer le monstre aux écailles de feu.
Jean Giono, Les Vraies Richesses.
Travail d’écriture (20 points)
Vous traiterez au choix le sujet A ou le sujet B.
- Sujet A : Pensez-vous comme Jean Giono que la ville soit un lieu hostile ?
Vous proposerez une réflexion organisée et argumentée en vous appuyant sur vos lectures et vos connaissances personnelles.
Votre rédaction sera d’une longueur minimale d’une soixantaine de lignes (300 mots environ). - Sujet B : Vous vous sentez vous aussi « dépaysé(e) » en arrivant dans une ville. Racontez cette expérience. Vous décrivez les lieux que vous découvrez, vous évoquez vos impressions et vos émotions.
Vous ne signerez pas votre texte de votre nom.
Votre rédaction sera d’une longueur minimale d’une soixantaine de lignes (300 mots environ).