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Céline, Voyage au bout de la nuit

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961)

Voyage au bout de la nuit (1932)

Louis-Ferdinand Céline « Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il gueulait.
— Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous…
— Il est à Barbagny.
— Où que c’est Barbagny ?
— C’est par là ! »
   Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue.
   Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.
   De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre.
   Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le comprendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ; le dîner du général était prêt.


Céline, Voyage au bout de la nuit, © Gallimard.

Pour le commentaire…

Voyage au bout de la nuit est une biographie romancée de Céline. Ferdinand Bardamu, héros du roman et double de l’auteur, raconte sa vie, ses vagabondages : l’engagement dans l’armée en 1914 : « c’est le révélateur de la bêtise humaine ». Ensuite, il découvre l’Afrique coloniale : « révélateur de la veulerie humaine » ; s’ensuit le séjour en Amérique qui deviendra le « révélateur de la misère humaine au milieu de l’abondance ». Céline a aussi dénoncé la déshumanisation : le travail à la chaîne dans les usines, le capitalisme. À Paris, il évoque le monde des boutiquiers, la misère des employés minables qu’il soigne dans son cabinet médical.
Ses romans sont marqués par le mélange des niveaux de langue.

L’évocation de la peur

  • Présence de la nuit, elle est comparée à un monstre : « nuit énorme », « bouffait », « la langue », « elle contenait des volontés homicides énormes », etc.
  • La ponctuation (interrogations et exclamations) signale la peur. Les personnages sont dans le flou ; ce qui reste concret est la nuit. Ils sont troublés : on note la récurrence de la conjonction de subordination que qui permet d’éviter l’inversion du sujet → phrases très lourdes.
  • Les phrases courtes proférées par les protagonistes témoignent aussi de la peur ressentie.
  • L’impératif de la première phrase de notre extrait, qui est un ordre donné par les officiers, signale la peur et l’agressivité.
  • Les nombreuses répétitions lexicales (« nuit », « là », « route », « escadron », etc.) traduisent l’angoisse des soldats et un malaise certain : ils cherchent leurs mots, le dialogue initial semble contaminer la narration.
  • Le mélange des niveaux de langue (familier : « bouffer », « pépère » ; grossier : « gueulait », etc. ; soutenu : emploi du subjonctif imparfait (« sacrifiât »), « inertie », « trépas », « homicide ») montre que les soldats sont affectés et le lecteur est généralement surpris par ce contraste important dans les niveaux de langue. La mort est évoquée au moyen de termes appartenant à la langue soutenue, contrairement à l’évocation de la vie.

La dénonciation de l’absurdité de la guerre

  • L’ignorance des soldats, lâches à cause des officiers et notamment de leur incompétence (« où que c’est Barbagny ? — C’est par là ! » → ils ne savent pas où c’est ; de même avec « dont il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard »), énoncé qui signale la dénonciation narratoriale de la guerre : les officiers renvoient leurs soldats alors que ceux-là restent au campement.
  • Bardamu s’interroge : que va-t-il gagner à se battre ? C’est une révolte passive : « on luttait un peu avec lui à coups d’inertie » → oxymore. « C’était comme si on avait essayé […] de me donner l’envie d’aller me suicider. »
  • Enfin, la parataxe de la dernière phrase relève aussi de cette dénonciation de la guerre et de la vacuité du combat.
Voir aussi :