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Voyage au bout de la nuit – L’arrivée à New York

Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

Louis-Ferdinand Céline Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était1 on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous…

Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux2 mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante3 du tout, raide à faire peur.

On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante4 d’une kyrielle5 de petits bachots6 et remorqueurs avides et cornards7.

Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), © Gallimard.

1 Malgré notre situation de galérien.
2 Ici au sens de « connus », « réputés ».
3 Connotation érotique. La ville couchée évoque la femme couchée.
4 Remuante dans l’eau.
5 Quantité, un grand nombre.
6 Petits bacs.
7 Qui émettent un bruit désagréable.

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

New York, un port démythifié

Introduction

Situation

Manhattan en 1931 L’extrait provient du Voyage au bout de la nuit, un roman de Louis-Ferdinand Céline, publié en 1932. Ce récit picaresque raconte les aventures de Ferdinand Bardamu qui se heurte aux séismes de son époque. Comme le Candide de Voltaire, il est confronté aux dérives de la méchanceté humaine. Il est d’abord horrifié par la folie meurtrière du Premier Conflit mondial, avant de tenter sa chance en Afrique, où il découvre les vilenies du colonialisme. Il décide de fuir ce bagne en s’embarquant sur une galère à destination de l’Amérique. Il débarque à New York après une pénible traversée. Il va y découvrir les ravages du capitalisme.

Problématique

Comment Céline interprète-t-il le mythe de l’Amérique, terre d’espoir pour les déshérités ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord la violence avec laquelle se présente New York, puis en quoi cette cité est intimidante, pour enfin nous intéresser à son aspect peu hospitalier.

Développement

1 – Un dévoilement surprenant (1er paragraphe)

A) Une émergence surnaturelle

Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire

Le premier contact stupéfie les arrivants. Le procédé initial renforce le choc visuel par l’inversion de l’énoncé (registre de langue familier), la mise en valeur de « surprise » en tête, et sa reprise pronominale par « en ».
C’est un dévoilement « à travers la brume », une révélation « soudaine » quasi surnaturelle si bien que les marins « refusent » de « croire » à ce qui surgit devant leurs yeux. Ils considèrent ce qu’ils voient comme une illusion, le fruit du dérangement de leurs sens.

B) Un réflexe inattendu

et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous…

Les arrivants doivent accepter la réalité qui les attend « en plein devant » (formule familière qui donne du crédit à l’affirmation).
Ce qu’ils voient est indicible : des « choses » (connotation fantastique de phénomènes insolites qui peuvent inquiéter). De plus par l’emploi de ce terme, Céline ne nous annonce toujours pas ce que les marins ont perçu. Il pique ainsi notre curiosité par le suspens.
Le terme de « galériens » est invraisemblable par son anachronisme. Pourtant c’est bien une « galère » citée plus loin qui les a transportés depuis l’Afrique. Céline recourt en toute connaissance de cause à l’erreur historique :

  • Provoquer un heurt brutal entre la modernité des gratte-ciels et une embarcation d’un autre âge,
  • remémorer la route de la traite négrière en soulignant que maintenant ce sont les petits blancs qui sont asservis par les patrons capitalistes,
  • mettre en lumière les espoirs et les privations de ces malheureux immigrants fascinés par l’eldorado américain.

Le réflexe des marins est de « rigoler », autre terme familier qui montre un besoin d’exorciser leur effroi, peut-être aussi de retrouver un respect de soi sur leur banc de nage.

Transition

Qu’ont-ils perçu en fait ?

2 – Une ville déconcertante et intimidante (2e paragraphe)

A) Une cité verticale

Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout.

Ils sont étonnés par la verticalité des gratte-ciels, « debout » (2 occurrences), « droite » (connotation de raideur renforcée par l’adverbe « absolument »). Relevons aussi l’adjectif possessif « leur » qui souligne la distanciation opérée par les arrivants.

B) Une femme peu aimable

On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur

Céline se sert alors de la métaphore filée qui assimile la plupart des villes portuaires à des femmes faciles. Il s’agit sans doute d’une référence à la formule des marins : « une femme dans chaque port », l’hôtesse, la tenancière des maisons closes qui accueillaient les navigateurs lors de leurs escales.
Notons

  • le style oral familier (alternance des « on » et des « nous », l’accumulation des « et », l’appel à l’auditeur « n’est-ce pas », les structures de renforcement, « des villes et des belles », « des ports et des fameux », le renforcement du sujet « elles sont couchées les villes », tous procédés qui intensifient l’affectivité de l’énoncé),
  • qui est assorti à cette évocation érotisée : la ville est « couchée », « allongée » comme une femme qui s’offre. « Elles attendent le voyageur » comme la tenancière citée plus haut qui vend un peu de tendresse.

En opposition à ce cliché, le narrateur exprime son malaise face à New York par une triple désignation insistante à connotation péjorative « celle-là l’Américaine, elle ». Le terme « pâmer », plutôt littéraire, a une valeur satirique. Bardamu stigmatise la « raideur » de la verticalité architecturale (deux occurrences) confirmée par le qualificatif injurieux et vulgaire de « pas baisante ». Le terme qui conclut est celui qui a été suggéré sans jamais être formulé jusque-là : la « peur ».
Il est possible que Céline se réfère aussi à la statue de la Liberté, immense femme debout à l’embouchure de l’Hudson dans une posture figée qui n’invite pas au fantasme amoureux.

Transition

La suite de leur découverte est-elle à l’avenant ?

3 – Une ville peu hospitalière (3e paragraphe)

A) la déconvenue

On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur.

Le narrateur poursuit dans l’auto-dérision avec le style familier du début : « rigolé », « cornichons », « ça fait drôle » (qui reprend rigoler mais qui signifie aussi étrange). Le rire permet de minimiser et d’évacuer la peur.

B) le froid glacial

Mais on n’en pouvait rigoler nous du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent.

De plus, la raideur minérale du paysage urbain est accompagnée et accentuée par le « froid ».
L’expression familière (mélange de « on » et nous », « rigoler ») « on n’en pouvait rigoler nous du spectacle qu’à partir du cou » appuie sur la divergence entre l’activité intellectuelle et les sensations. Si les galériens peuvent s’esclaffer devant les bâtiments, ils sont bien vite conduits à reprendre contact avec la réalité à cause du climat et des percées de l’architecture. La ville est comparée à une face montagneuse abrupte, une « muraille » entaillée de « crevasses ». Le mot « muraille » évoque aussi une fortification : En effet la cité est le théâtre d’un assaut guerrier violent où les ennemis, « brume » et « nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent ».

C) la malpropreté, le vacarme

Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards.

Autres impressions désagréables :

  • Le caractère monumental qui abaisse (voire humilie), (la galère est « juste au ras des jetées »),
  • La saleté repoussante : « une eau caca » (terme péjoratif vulgaire)
  • L’animation incontrôlée : « barbotante » (qui désigne la mare aux canards), d’une « kyrielle » (terme précieux qui contraste avec le registre familier précédent), renforcée par la personnification des « remorqueurs avides »
  • Le bruit : « cornards » (qui souffle bruyamment, mais le terme a un autre sens peut-être voulu par Céline : celui de partenaire trompé en amour, ce qui reprendrait l’image de la femme dédaigneuse).

Conclusion

Céline nous fait prendre contact avec New York de curieuse manière. Après avoir sollicité notre attention en nous faisant attendre, il dévoile le mystère de cette « apparition » de la cité. Les gratte-ciels imposent une vision oppressante de verticalité inhumaine. Rien d’accueillant dans ce port moderne où froid, saleté, bruit et activité frénétique achèvent de rebuter l’arrivant.
L’auteur, dans sa dénonciation de tous les maux qui frappent ses contemporains, écorne le mythe du rêve américain. Au premier contact et après une inconfortable traversée, l’immigrant est frustré par cette ville inhospitalière.
Céline nous fait comprendre que New York est le symbole d’un capitalisme qui asservit ceux qui arrivent remplis d’espoir. Le règne du dollar triomphant, le rigorisme moral étouffant de la côte Est sont clairement annoncés par l’architecture urbaine qui a renoncé aux douces sinuosités.
Nous pressentons que pour Bardamu l’étape américaine sera un échec supplémentaire, une désillusion de plus dans son voyage au bout de la nuit.

Voir aussi :

Illustration : vue aérienne de Manhattan, New York, États-Unis, vers 1931.

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