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Paul Claudel, Le Soulier de satin

Paul Claudel (1868-1955)

Le Soulier de satin (1929)

1re journée, scène V, versets 333 à 345

Paul Claudel Doña Prouhèze monte debout sur la selle et se déchaussant elle met son soulier de satin entre les mains de la Vierge.
Vierge, patronne et mère de cette maison,
Répondante et protectrice de cet homme dont le cœur vous est pénétrable plus qu’à moi et compagne de sa longue solitude,
Alors si ce n’est pas pour moi, que ce soit à cause de lui,
Puisque ce lien entre lui et moi n’a pas été mon fait, mais votre volonté intervenante :
Empêchez que je sois à cette maison dont vous gardez la porte, auguste tourière, une cause de corruption !
Que je manque à ce nom que vous m’avez donné à porter, et que je cesse d’être honorable aux yeux de ceux qui m’aiment.
Je ne puis dire que je comprends cet homme que vous m’avez choisi, mais vous, je comprends, qui êtes sa mère comme la mienne.
Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre,
Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier !
Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied !
Je vous préviens que tout à l’heure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en œuvre contre vous !
Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! La barrière que vous avez mise,
Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée !
J’ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,
Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante !

On parle de « journées » et non d’« actes » car Claudel s’est inspiré des pièces de théâtre du « Siècle d’or ». Alors qu’un acte est synonyme d’unité dramatique (une action, un événement, un fait important), une journée peut présenter un bon nombre d’événements ; la liberté dans le temps et dans l’espace est ainsi plus grande.

Pour le commentaire…

Cet extrait nous renvoie directement au titre de l’œuvre : il symbolise une soumission pieuse et la foi de Doña Prouhèze, cette dernière étant égale à son désir. Doña Prouhèze s’élance vers le mal et voudrait avoir le consentement de la Vierge, ainsi que sa protection. Notre texte est une prière, une invocation à la Vierge : il s’agit d’une litanie. Prouhèze lutte intérieurement, elle agit vis-à-vis de sa conscience : les enjeux sont d’ordre spirituel, ce qui fait de cet extrait un passage clé dans l’œuvre.

Les versets 333 à 339

Doña Prouhèze est très respectueuse à l’égard de la Vierge : nous relevons la supériorité de cette dernière, supériorité qui est mise en œuvre notamment par les allitérations en [v] : « vous », « votre », « volonté », « intervenante ». Prouhèze apparaît ici comme un personnage secondaire : la Vierge est douée d’un pouvoir incontestable. Les impératifs qui composent la prière (« empêchez », « gardez », « faites que », etc.) lui donnent un caractère impertinent ; Prouhèze use d’un ton très familier : « je vous préviens que tout à l’heure… ». On note par ailleurs une énergie rhétorique dans le discours de Prouhèze.

Les versets 339 à 345

Les nombreuses exclamations marquent la soumission de Doña Prouhèze : « je me remets à vous ». Bien qu’elle se révolte souvent, le personnage se soumet à la Vierge, les nouvelles allitérations en [v] le montrent. Prouhèze s’élance vers le mal d’« un pied boiteux ».

Conclusion

Le personnage entre ici dans un conflit spirituel : elle se confronte à la volonté de la toute puissance, mais il ne s’agit pas d’une négation de la foi.

Voir aussi :