Benjamin Constant (1767-1830)
Adolphe (1816), chapitre premier
Autoportrait sans concession d’un jeune homme qui s’apprête à faire son entrée dans la société. Adolphe est timide, sans doute, mais il nourrit de grandes espérances…
Ma contrainte avec lui [mon père] eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées. De là une certaine absence d’abandon qu’aujourd’hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j’ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d’indépendance, une grande impatience des liens dont j’étais environné, une terreur invincible d’en former de nouveaux.
Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n’avais point cependant la profondeur d’égoïsme qu’un tel caractère paraît annoncer : tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m’apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s’était encore fortifiée par l’idée de la mort, idée qui m’avait frappé très jeune, et sur laquelle je n’ai jamais conçu que les hommes s’étourdissent si facilement.
Pour le commentaire…
Adolphe est un roman (autobiographique) qui rapporte l’histoire navrante d’un jeune homme plein d’avenir (« Adolphe » → étymologie germanique : « adal », noble et « wulf », loup) qui croit s’éprendre d’une femme âgée de dix ans de plus que lui, Ellénore. Terrifié par les exigences de la passion, sa liaison devient rapidement malheureuse, et Adoplhe n’a pas le courage d’assumer une rupture, d’où un certain désespoir. Ellénore, dont la mort pourrait libérer le héros, le ramène dans le sentiment de culpabilité. L’histoire est celle d’un héros désespéré, qui échoue dans sa vie. Le premier chapitre fait mention du jeune âge d’Adolphe : 22 ans. La première source d’échecs est la relation d’Adolphe avec son père, lequel a perdu son épouse juste après la naissance du héros.
Cet extrait a pour fonction d’expliquer de quelle manière l’influence du père a déterminé le caractère d’Adolphe. Il y a une certaine logique dans ce texte : l’influence du père détermine des conséquences. Le texte peut être lu comme une interprétation bien pessimiste de la vie. Cet extrait est capital pour comprendre la suite du roman, et particulièrement le personnage d’Adolphe. La vision de la vie présentée dans cet extrait est une vision lucide : derrière Adolphe, il y a un moraliste. Enfin, le texte relève d’un certain classicisme : vigueur analytique, tragique de l’homme, déchirures du moi dans ses contradictions.