Cyrano de Bergerac (1619-1655)
L’Autre Monde (rédigé vers 1650)
La polysémie du titre
Autres mondes, autres figures, autres fictions, mêmes impostures. L’œuvre romanesque de Cyrano s’inscrit d’emblée dans une tradition polémique de par sa polysémie équivoque. Tout d’abord, son ambiguïté consiste en l’expression par une même périphrase de deux réalités contradictoires : « l’autre monde », c’est celui de la Lune (dont notre Terre est peut-être une Lune) voire – au pluriel – l’infinité possible de l’univers ; mais c’est aussi – avec l’utilisation des majuscules – une expression singulière et figée qui désigne le monde d’après la mort, soit le Paradis (ou l’Enfer), selon la religion chrétienne. Or ces deux conceptions ne peuvent coexister, car le dogme chrétien nie l’existence d’une pluralité de lieux habités hors de l’orbe terrestre et refuse encore plus l’idée que le Terre ne soit pas le centre de l’univers et l’unique domaine de vie. En mettant en parallèle le monde lunaire et le Paradis terrestre, il est clair que Cyrano remet en question le principe d’une vie après la mort et l’existence d’un monde originel, fondements dogmatiques du christianisme. Les habitants de la Terre (et notamment les amis de Cyrano dans l’incipit) récusent la possibilité d’une existence ailleurs, même sur la Lune ; l’auteur fait de même en refusant de croire au Paradis, ou à l’Enfer. En fait, tous les « autres mondes » que visitent Dyrcona renvoient à notre monde, à la Terre, et la description du Paradis terrestre sonne comme la description d’un lieu de campagne. Ils ne représentent qu’une facette plus ou moins défigurée de notre réalité et de notre humanité.
« L’autre monde » est toujours le monde d’après, toujours à portée de voyage. C’est tout d’abord le « Nouveau monde » du Canada dans lequel Dyrcona rencontre des hommes sauvages ; puis le Paradis terrestre où l’homme d’un livre fait la connaissance de quelques « hommes » du Livre ; et le monde de la Lune entre les cages autoritaires des Séléniens (des « hommes-bêtes ») et les libres pensées d’une espèce de cabinet libertin ; et, après un bref retour dans les prisons terrestres (ne serait-ce que pour montrer que l’homme vit sans cesse emprisonné – aliéné – physiquement, moralement ou mentalement), une macule isolée avant de parcourir les routes solaires sous le règne des Oiseaux, sous une forêt de chênes parlants et en quête du domaine des philosophes – lorsque le récit n’est pas troublé par l’apparition d’un habitant d’un « autre monde » encore. De monde en monde, d’autre en autre, de prison en libre pensée, ce récit, en suggérant l’infini, fait appel à la relativité. « L’autre monde » n’est pas à rejeter uniquement parce qu’il est autre, de même que l’autre homme n’est pas à condamner parce qu’il est différent, par son opinion ou par son apparence. Il faut faire preuve d’altruisme, ici comme ailleurs.
L’auteur semble prendre ses distances avec l’Homme comme pour mieux l’observer, plus objectivement. Il l’analyse de l’extérieur comme s’il était étranger à lui-même en étudiant les différentes caractéristiques humaines sous des points de vue différents. Par conséquent, « l’autre monde », c’est aussi le microcosme humain : ses sociétés, ses pensées, ses croyances, ses désirs, ses moyens de communication, son corps, etc. C’est pourquoi cette œuvre romanesque est placée sous le sceau de l’étrangeté : parce qu’elle offre une nouvelle perspective, plus surprenante, de l’Homme. L’altérité – la monstruosité parfois comme dans le cas des Séléniens mi-homme mi-bête – est naturellement étrange, car elle interroge, elle remet en question, et permet de confronter une pluralité de considérations. « L’Autre », sous le microscope de l’écriture cyranienne, renvoie à l’Homme : il le met en scène en reflet (inversion physique chez les Séléniens, ou reflet psychologique chez les Oiseaux, par exemple), il l’expose aux regards, comme en témoigne toutes les scènes dans lesquelles Dyrcona est donné en spectacle, et l’explique au travers des confrontations avec ce dernier. La banalité humaine, rendue par les correspondances avec ces autres (correspondance de langages, de société, de mode de pensée [cf. ornythocentrisme], de croyance, etc.), le replace dans un contexte naturel, animal, dans lequel l’homme n’est plus le centre ni le référent essentiel.
Le « monde » par métonymie concerne aussi les habitants de la Terre et leurs diverses sociétés, soit « leurs manières de vivre et de converser » (cf. Furetière) : « l’autre monde » représente donc cette possible société habitant une possible autre Terre. Et dans ce cas, ce nouveau peuple – monde – serait forcément différent, moralement, religieusement ou politiquement : c’est ce que Cyrano nous propose d’expérimenter et de mettre en récit. Furetière cite dans son article sur le « monde » l’exemple suivant : « Les trois ennemis de l’homme sont le diable, la chair et le monde » ; par ses voyages, le narrateur tend à réhabiliter par l’expérience ces trois corruptions « contraires à la pureté chrétienne » en faisant à plusieurs reprises l’éloge du sexe, en mettant en scène « d’autres mondes » dans leur défaut et dans leur indéniable qualité et en niant – plus ou moins ostensiblement [négation de l’hôte, assimilation à la Nature] – le principe divin (équivalent contraire du Diable, réduit à une simple superstition). Finalement, Cyrano, en narrant le voyage ascensionnel d’un individu dans l’espace des « autres mondes », ne cherche qu’à élever sa voix vers les autres hommes.
Le « monde » est aussi le lieu où l’homme se retire et s’isole afin de vivre pleinement sa foi loin du… monde. Ainsi, pour jouir de son retour sur Terre avec ses amis, Dyrcona s’écarte-t-il du monde, à l’abri des murs d’un château, dans une espèce de lieu clos dans lequel il est, au moins, libre de penser. Cet « autre monde », où l’homme évolue caché dans le bonheur « de l’étude et de la conversation », de « la lecture à l’entretien… », et savoure sa liberté en harmonie avec la Nature, n’est que le reflet du monde libertin. Monde de lumière, monde d’amitié, monde de plaisir, tout en contraste avec l’unique Terre des hommes ignorants, cruels et aliénés. Le milieu libertin est logiquement en retrait, hors de l’espace public, en repli dans un espace de relations privées, dissimulées. Le libertin emploie les références connues de tout le monde et se distingue par la distance qu’il maintient entre le discours et ce qu’il sous-entend implicitement. D’un côté, il y a ce monde référentiel connu, explicite ; et de l’autre, il y a ce monde caché, différent, qui altère l’énoncé.
En fait, « l’autre monde » évoque le monde de l’inconnu, de l’indéfini, que l’homme se doit d’explorer pour y – peut-être – découvrir cette vérité qu’il cherche tant. Cet « autre monde » peut se trouver dans l’univers scientifique, illimité depuis des penseurs comme Giordano Bruno ; ou alors, dans l’univers philosophique, absolument varié et strictement incertain ; ou encore dans l’univers romanesque, fictif, aussi bien celui des mythologies païennes et chrétiennes que celui des fables modernes. Il peut se révéler dans la concentration, dans l’évasion, dans l’écriture, dans la pensée d’autrui. Il faut voyager à la conquête de la Vérité, qu’importe les moyens d’évasion : machine technologique ou machinerie romanesque. Il est doublement nécessaire pour l’Homme, et notamment pour le libertin, de s’envoler vers un « autre monde » pour explorer des contrées inconnues, pour découvrir d’autres existences et d’autres moyens d’existence, mais aussi pour fuir son propre monde. S’évader, par la littérature, par la fiction, mais aussi s’évader physiquement, vers un ailleurs de liberté et de raison, où l’homme ne risque pas d’être aliéné par son humaine perception du Monde. Ce roman du / de voyage est un roman de l’alternance ; entre discussion philosophique et renversement burlesque, le narrateur va de cage en cage, de prison en prison, d’hôte en hôte, et voyage de récit en récit, ainsi que la voyageur va de gare en gare. Et cette alternance, comme une respiration, donne vie à l’imaginaire de l’auteur qui, par la création (ou re-création puisque Cyrano s’attache à parodier la Genèse) d’autres mondes nous invite à réévaluer notre monde. Son premier envol, qui le fait échouer dans le « Nouveau Monde », justifie les ascensions suivantes en les rendant probables : en effet, comment les hommes, lesquels ignoraient l’existence d’un continent tel que l’Amérique sur leur propre planète, pourraient nier péremptoirement l’existence d’autres « Nouveaux Mondes » ? Ainsi Cyrano inscrit-il son voyage fictif dans une réalité altérée dans laquelle il cherche à « révéler » à l’homme cet « autre monde » possible « où les esprits et les corps seraient mis en liberté ».
« [Un vrai poète] veut que l’imagination soit un voyage. Chaque poète nous doit donc son invitation au voyage », explique Bachelard dans l’introduction de L’Air et les songes. L’Autre monde de Cyrano est « son invitation au voyage », non seulement épistémologique et anthropologique, mais aussi langagier. Le monde du langage peut être autre, ou altéré. Le langage peut revêtir différentes formes : musical ou corporel chez les Séléniens, originel et universel sur la macule, censuré au Paradis ou libre chez le fils de l’hôte. Dans l’œuvre de Cyrano, le langage est universellement partagé, par les hommes, par les animaux, par les végétaux ; il est un principe de vie, d’où peut-être les métaphores de l’Imagination ou de la mémoire comme « fleuves » – l’eau étant symbole de vie. Le langage, comme principe moteur de la fiction, insuffle vie à la matière romanesque : Dyrcona ne voyage-t-il pas autant de monde en monde que de récit en récit ? D’ailleurs, ne pouvons-nous pas analyser ce voyage comme une initiation à l’Imagination ? D’une course de l’aliénation terrestre jusqu’à la libération, métaphorique, allégorique, dans le Soleil ? Originellement en quête du Vrai, de la Vérité, Dyrcona finit par pénétrer dans les états et empires de l’Imaginaire et du merveilleux, tissés d’illusion, de fable et de digression mythique. Et, de là, le monde devient poétique, à tel point qu’il est judicieux de se demander si cet « autre monde », à la fois réaliste et fantaisiste, revers du nôtre, n’est pas tout simplement un rêve, songe du vol et aspiration à un ailleurs. « L’Autre monde » n’est-il pas ce monde des rêves, incertain, extraordinaire et merveilleux ?
Indications bibliographiques
- Œuvres complètes, Paris, Belin, 1977 [éd. Jacques Prévot].
- Lectures de Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Presses universitaires de Rennes, 2004 [sous la direction de Bérengère PARMENTIER].
- ALCOVER Madeleine, La Pensée philosophique et scientifique de Cyrano de Bergerac, Paris, Minard, 1970.
- BLANCHOT Maurice, « Cyrano de Bergerac », dans Tableau de la littérature française, Paris, Gallimard, 1962, vol. 1 : De Rutebeuf à Descartes, P. 558-565.
- DARMON Jean-Charles, Cyrano de Bergerac d’un monde à l’autre, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 2004.
- PRÉVOT Jacques, Cyrano de Bergerac romancier, Paris, Belin, 1977.
- PRÉVOT Jacques, Cyrano de Bergerac poète et dramaturge, Paris, Belin, 1978.