Joachim du Bellay (1522-1560)
L’Olive (vers 1549)
Si notre vie est moins qu’une journée…
Si notre vie est moins qu’une journée
En l’éternel, si l’an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour,
Si périssable est toute chose née ;Qu’espères-tu, mon âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour,
Si pour voler en un plus clair séjour,
Tu as au dos l’aile bien empennée1 ?Là est le bien que tout esprit désire,
Là le repos où tout le monde aspire,
Là est l’amour, là le plaisir encore.Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée,
Tu y pourras reconnaître l’idée
De la beauté qu’en ce monde j’adore.1 Empennée : couverte de plumes.
Membre éminent de la Pléiade, Joachim du Bellay a consacré sa vie à célébrer la langue française à travers l’imitation des Anciens. Dans le poème Si notre vie…, l’écrivain aborde les questions liées au temps et plus précisément à la fugacité de la vie tout en songeant à une transcendance possible par l’invocation de l’éternel. Ce poème est largement inspiré des écrits de Pétrarque tant au niveau de la forme que du fond. En effet, l’architecture du poème correspond au sonnet italien (rimes embrassées dans les quatrains, rimes en CCD, EED pour les tercets). De plus, le texte revêt les couleurs du platonisme en demeurant une ode à l’élévation spirituelle et au monde des Idées. En inscrivant son sonnet dans une progression linéaire, partant du bas terrestre à l’élévation dans le ciel, du Bellay fait jouer tout au long du poème l’opposition entre la dimension sensible du monde et celle des idées. De manière tout à fait graduelle, le poème guide le lecteur pas à pas vers une ascension céleste. Composé de deux quatrains et de deux tercets, Si notre vie… demeure clairement un sonnet scindé en deux qui dépeint les deux aspects de la vie : le versant terrestre et celui spirituel. Nous verrons ainsi comment le poète, dans un premier temps, installe le texte dans le monde des apparences pour ensuite nous transporter vers une élévation, en nous invitant à entrevoir la possibilité d’une transcendance.
Du Bellay entame le sonnet par une hypothèse : « Si notre vie est moins qu’une journée » (vers 1). Le poème s’ouvre ainsi par une mise en parenthèse, en sollicitant l’attention critique du lecteur. Ce vers hyperbolique inscrit le quatrain dans une tension dramatique et interpelle par son aspect brutal. En effet, tout ce quatrain est pris dans un rythme dynamique qui est confirmé par les enjambements du vers 1 au vers 2 et du vers 2 au vers 3. Le premier vers doit ainsi être relié au deuxième, ce qui fait que la brièveté de la vie humaine, qui ne durerait qu’une seule journée, est rapportée « En l’éternel » (vers 2). L’auteur effectue d’emblée une opposition entre la fugacité du monde ici-bas et l’éternel, donnant ainsi le ton du sonnet. Cela se traduit par la seconde hypothèse posée dès le vers 2 (« Si l’an qui fait le tour ») qui s’enjambe sur le vers suivant « Chasse nos jours sans espoir de retour ». La rime intérieure entre « jours » et « retour » marque le pessimisme devant l’inexorable : la vie humaine ne dure qu’un temps limité. L’accent demeure grave en ce que ces vers instillent une angoisse latente qui finissent sur une impasse mortifère : « Si périssable est toute chose née » (vers 4). Une troisième fois répétée, le si ici a valeur de constat terrible : tout être est destiné à disparaître dans le néant de la mort. L’inversion dans la phrase du sujet « chose » a pour effet de mettre en lumière l’adjectif « née » qui vient contraster avec celui de « périssable », renforçant ainsi l’idée de la finitude inévitable. Ce memento mori dramatique que du Bellay dresse ici retrace la vanité de la vie terrestre. Le cadre étant installé, le poète peut désormais voguer vers le cœur de son sujet, à savoir le dépassement du monde des apparences. Le monde a vocation à s’abîmer, mais ce monde-ci n’est pas tout. La vie ne comprend pas uniquement la matérialité du monde, mais également sa dimension spirituelle. La finitude du monde ainsi que la brièveté de la vie humaine ayant été étudiées, il reste à interroger de manière critique son propre esprit. La question de l’éternel cristallise désormais l’attention du poète. Au deuxième quatrain, l’auteur apostrophe indirectement son lecteur à travers une question qu’il se pose à son âme propre : « Que songes-tu, mon âme emprisonnée » (vers 5). L’âme est comme captive du monde des apparences, et ne voit dans cet univers gouverné par les sensations qu’incertitude et obscurité comme l’indique l’oxymore « l’obscur de notre jour » (vers 6). Tout comme dans l’Allégorie de la caverne de Platon, il appartient alors d’entrevoir les conditions d’une libération qui ne peut se réaliser qu’en s’affranchissant du monde sensible. Afin de gagner le « clair séjour », qui s’oppose nettement aux ténèbres terrestres, le poète nous enjoint à nous libérer des chaînes qui nous attachent au monde sensible et à « voler » (vers 7) en déployant « l’aile bien empennée » (vers 8). Renvoyé à l’imaginaire des anges, le lecteur est invité à se détacher des biens terrestres et à se repenser comme âme spirituelle. En effet, ces deux quatrains constituent l’élan nécessaire pour prendre conscience de l’existence d’un stade supérieur afin de réaliser un saut dans l’au-delà – dans l’éternel des Idées.
Contrastant grandement avec la répétition des si de la première partie du poème, du Bellay bâtit les deux tercets par le mot « là », répété cinq fois ici. Construit sous le mode du chiasme, le poème se veut désormais affirmatif, l’auteur ayant retrouvé une pleine confiance en ses moyens qui semblait absente lorsqu’il énonçait la bassesse et la médiocrité du monde terrestre. Jadis tâtonnant dans la vie, l’homme peut par l’élévation spirituelle jouir du bien suprême : « Là est le bien que tout esprit désire » (vers 9). Tranchant avec la cadence soutenue des quatrains, aucun enjambement n’est à trouver dans le premier tercet. Les mots se suivent de manière fluide et de manière parfaitement ordonnée, illustrant en ce sens le temps du « repos [auquel] tout le monde aspire » (vers 10). Dans ce monde idyllique coexistent pacifiquement les êtres dans « le bien », « l’amour » et « le plaisir ». Contrastant avec les éléments quantifiables et périssables des quatrains (« journées » ; « jours » ; « toute chose »), les concepts généraux et éternels comme « le bien », « l’amour » et « la beauté » sont désignés par du Bellay de façon auguste et majestueuse. Ayant progressivement glissé de la finitude vers l’immortalité, l’auteur axe son poème sur la pureté de l’Idée. S’étant délesté du poids des choses et des mots, l’homme peut enfin planer dans la dimension supérieure des concepts. Le vers 11 « Là est l’amour, là le plaisir encore » souligne par la répétition de l’adverbe là ainsi que la présence du mot encore, que les biens sont ici donnés et redoublés ; alors que dans le monde sensible placé sous le signe de la brièveté, toute chose était dans l’état de décrépitude et de perdition. Tout comme Job continuant à croire en la bonté divine alors que tout lui a été pris et qui reçoit par voie de récompense en double toutes ses possessions, la foi en l’éternel des Idées accorde au fidèle une floraison de biens. Dans l’éternel du monde des idées, l’épanouissement de l’âme, en ce que l’homme peut enfin baigner dans un havre de paix, fait ainsi voir la réalité suprême. Au second tercet au vers 12, du Bellay procède encore à une inversion syntaxique de la phrase en plaçant l’adjectif « guidée » après le sujet qui est « mon âme ». Le poète retranscrit admirablement le mouvement de l’esprit, qui est aiguillé dans la direction de la clarté et de l’idée. Effectivement, le poète désigne dans le là le stade supérieur de l’existence, qui est le monde des idées. Ce lieu parfait ne peut être nommé, il relève de l’ordre de l’ineffable et du sublime. Toutefois, il demeure accessible dans le domaine spirituel pour peu que l’homme daigne voir au-delà de sa condition d’être mortel. En ne jurant plus uniquement pour le monde des apparences mais en ajustant son regard au contraire en direction des Idées, une lumière éternelle est susceptible d’éclairer un univers qui semblait jusque-là chaotique et vide de sens. Le poète souscrit ici une fois pour toutes à la philosophie platonicienne : rejetant les mirages donnés de facto par le monde des apparences, la vérité se trouve dans la contemplation des Idées qui éclairent conceptuellement le monde. En accord avec la pensée antique, du Bellay fait référence à la réminiscence platonicienne en insinuant que les idées sont innées en chacun de nous. L’homme n’apprend point à connaitre le monde ex nihilo mais le reconnaît (« Reconnaître l’idée » au vers 13) à la faveur des idées qui éclairent toute chose perçue par l’expérience. En définitive, l’auteur désapprouve la tyrannie des sensations et du corps sensible pour au contraire adhérer à la philosophie idéaliste de Platon. La vérité est toujours céleste, et c’est seulement par cette croyance que « la beauté qu’en ce monde » le poète « adore » (vers 12) peut être admirée. L’amour authentique n’est donc pas charnel, mais spirituel. De même, la véritable beauté est indicible et demeure un idéal à chérir. En vertu de cet assentiment supérieur, l’homme peut triomphalement rompre les chaînes de sa prison et construire harmonieusement sa propre vie. La seule occurrence d’un verbe conjugué au futur se trouve ainsi au vers 11 (« Tu y pourras ») alors que l’entièreté du poème s’était édifiée par le présent de l’indicatif : le poète suggère qu’enfin la possibilité de l’avenir serein et libre peut se réaliser. L’homme, en se délivrant des croyances impies des apparences, discerne clairement les idées éternelles qui donnent la clé de la vraie et bonne connaissance du monde.
La condamnation du terrestre au sein du poème tranche avec la célébration lumineuse du monde des idées. À travers une épiphanie, du Bellay dessine les contours d’une émancipation suprême vis-à-vis du monde des apparences. En s’ouvrant à l’éternel, la lourdeur du monde matériel laisse place à la vie éthérée des Idées à laquelle toute personne aspire. Cette prise de conscience est douloureuse dans la mesure où l’homme doit se décharger du poids de sa vie terrestre ainsi que de ses plaisirs futiles et périssables. Au contraire, la foi en l’absolu redouble le plaisir et permet de voir autrement le monde. Serviteur de la philosophie platonicienne, du Bellay s’érige ici en messager mortel de la beauté éternelle. La véritable beauté est in fine celle éternelle, dans la contemplation des idées. En tant que poète, du Bellay envisage alors l’art poétique comme une mission quasi-divine : anoblir le monde en octroyant au lecteur les ailes donnant l’accès à l’éternel.
Voir aussi :
Illustration : Du Bellay, L’Olive augmentée depuis la première édition (gallica.bnf.fr)