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Le personnage de Monsieur Homais dans Madame Bovary

Le personnage de Monsieur Homais dans Madame Bovary de Flaubert

Une étude de Jean-Luc.

Gustave Flaubert Bien que le titre du roman de Flaubert nous indique à l’évidence que le personnage principal est Emma Bovary, le sous-titre « Mœurs de province » nous apprend que l’auteur voulait brosser le portrait de la France provinciale du milieu du XIXe siècle. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il nous dépeigne les différentes classes sociales et au premier chef la petite bourgeoisie, au travers d’une galerie de personnages où se détache la figure du pharmacien Homais.

Un sot prétentieux et pédant

Ce personnage qui prendra ultérieurement de plus en plus d’importance dans le roman n’apparaît que dans la 2e partie. Avant même de nous le présenter, Flaubert pique notre curiosité en nous décrivant tout d’abord sa boutique, un des trois ou quatre bâtiments remarquables d’Yonville. Sa maison est déjà fort révélatrice et nous apprend l’orgueil foncier de l’apothicaire qui a fait peindre partout son nom en lettres d’or, son désordre perceptible dans l’accumulation des produits, son goût du commerce plus que de la santé d’autrui visible dans la profusion des réclames ou dans la mise en vente de spécialités qui, pour certaines, relèvent plutôt de l’épicerie.

Avec son bonnet grec et son visage "quelque peu marqué de petite vérole" qui "n’exprimait rien que la satisfaction de soi-même", le pharmacien d’Yonville nous apparaît d’abord comme un sot prétentieux et pédant. Fier d’être "membre de plusieurs sociétés savantes" (en fait d’une seule "la Société agronomique de Rouen… section d’agriculture, classe de pomologie"), ce petit bourgeois vaniteux impressionne le canton où il est considéré comme un intellectuel : d’abord il exerce le métier d’apothicaire dans la surprenante officine dont nous avons parlé plus haut et qu’il a pompeusement baptisée "laboratoire" ; il a publié à ses frais plusieurs opuscules scientifiques (en fait là encore un seul sur la fabrication du cidre) qu’il considère "d’utilité publique" ; enfin il travaille comme correspondant du Fanal de Rouen. Dans le milieu un peu rustre d’Yonville, Homais en impose par son discours ferme et assuré de scientiste convaincu constamment émaillé de termes techniques destinés à impressionner : le rhume est rebaptisé "Coryza" ; la saignée, "phlébotomie" et le pied-bot, "stréphopode".

De même dans l’exercice de son métier de journaliste, il s’exprime avec emphase et truffe son texte de lieux communs. Dans le compte rendu des Comices, "l’air martial de la milice", les "sémillantes villageoises"… ne manquent pas de faire sourire. Il n’oublie pas non plus de se mettre en valeur.

Un scientiste voltairien inefficace et couard

Homais nourrit une foi dans la Science qui n’admet aucun doute. Déiste plutôt qu’athée, il a retenu les leçons de Voltaire pour croire en un Dieu raisonnable, seulement créateur. Du philosophe du XVIIIe siècle, il a épousé l’ironie mordante qui attaque les grandes causes par les petits côtés. Tout au long du roman, le pharmacien, héraut de la raison scientifique, s’oppose au curé Bournisien, tenant de la foi qu’il juge aveugle, pleine de superstitions et rétrograde. Toutes les occasions sont bonnes pour déclencher la colère de l’apothicaire anticlérical. Lors de la veillée mortuaire, devant la dépouille d’Emma, les deux adversaires se chamaillent avec beaucoup de mauvais goût. Leur querelle est interrompue de périodes d’assoupissement, puisqu’il faut bien sacrifier à la nature, ou de courtes pauses de réconciliation pour fumer le tabac du prêtre. Cette faiblesse humaine rend un peu ridicule les déclarations grandiloquentes d’Homais, d’autant plus que son anticléricalisme militant a des origines peu flatteuses.

L’esprit fort qui affirme que "le néant n’épouvante pas un philosophe", qui veut léguer son corps à la médecine pour servir la Science (encore le goût des déclarations fracassantes et le désir de paraître), a en réalité peur de l’au-delà : "la vue d’un ecclésiastique lui était personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l’une un peu par épouvante de l’autre".

À plusieurs reprises d’ailleurs, le pharmacien étale sa couardise. Lors des comices, on le voit très préoccupé par les risques d’incendie si bien qu’il a entreposé les fusées à l’humidité de sa cave ce qui a fait échouer le feu d’artifice, et qu’il agace sans cesse Binet, le percepteur-capitaine des pompiers. Plus tard, lorsqu’Emma vient de trépasser, il refuse de toucher au cadavre, puis abîme la dépouille lorsqu’il veut couper une mèche de cheveux, tant il tremble.

Un être retors, méprisable et dangereux

Pourtant ne nous y trompons pas. Au-delà du personnage un peu grotesque et contradictoire, s’élabore petit à petit une autre personnalité beaucoup plus inquiétante. Dès le début nous découvrons un homme médisant qui s’acharne sur les notabilités qui pourraient lui porter ombrage : le maire Tuvache, le percepteur Binet, le Curé Bournisien, surtout lorsqu’ils sont absents. En revanche, en présence des intéressés, il se montre plutôt cauteleux, au pire un peu piquant. Face aux Bovary qui viennent d’arriver, il offre ses services pour mieux lier ses futurs débiteurs, d’autant plus qu’exerçant illégalement la médecine, il a besoin de se concilier l’officier de santé. Obséquieux devant plus fort que lui, il n’hésite pas en revanche à écraser les faibles. Cette volonté de puissance apparaît constamment. Lors de l’arrivée des Bovary à Yonville, il débite un discours parsemé de sottises où le pharmacien cherche à éblouir en exposant des théories bien ineptes, mais où perce, sous l’emphase et la pseudoscience, l’intérêt du personnage : la médecine est d’abord pour Homais un excellent commerce. Plus tard, son goût de la domination s’étale encore entaché de vanité lorsqu’il explique à Madame Lefrançois que la pharmacie, par le truchement de la chimie, englobe l’agriculture ; son appétit de possession n’a pas de limite. Madame Bovary nous raconte la lente mais sûre ascension d’un être mesquin et méchant que le succès enhardit.

D’abord mauvais génie du couple Bovary qu’il contribue à désunir, Homais n’a de cesse qu’il ait convaincu Charles d’opérer le pied-bot d’Hyppolite. L’opération est une catastrophe et il faut appeler le docteur Canivet pour amputer la malheureuse victime. Cet épisode éloignera un peu plus Emma de son médiocre époux. Plus tard, Emma s’empoisonne avec l’arsenic qu’elle a dérobé chez le pharmacien. Lorsque Homais est appelé au secours, au lieu d’administrer un vomitif, il conseille d’effectuer une analyse, "car il savait qu’il faut dans tous les empoisonnements faire une analyse". Cette fausse rigueur scientifique fera perdre de précieux instants et coûtera la vie à Emma.

Mais c’est à la fin du roman que se révélera la vraie nature de l’apothicaire : il profite du désarroi de Charles à la mort de son épouse pour affaiblir peu à peu sa position tout en s’attachant l’officier de santé par de menus cadeaux destinés à faire oublier ses propres fautes. Lorsque son travail de sape est achevé, il interdit à ses enfants de fréquenter Berthe Bovary "vu la différence de leurs conditions sociales". Grâce à son rôle de journaliste, dont il sait utiliser l’influence (un des premiers exemples du contre-pouvoir de la presse dans nos lettres), il arrive à faire interner le malheureux aveugle, vivant témoignage de son incapacité. Ses basses manœuvres sont camouflées sous les grands principes, "l’amour du progrès et la haine des prêtres". Ces attaques insidieuses, ces intrigues lui permettront d’asseoir son statut social de bourgeois, puis de notable campagnard.

Conclusion

Si Madame Bovary raconte l’histoire lugubre de la destruction d’une femme qui, d’adultère en dettes, est conduite au suicide, Homais constitue justement le contrepoint d’Emma. Face au rêve de la jeune provinciale, il s’inscrit dans la réalité, la triste réalité ; face à la femme qui se sent coupable, il incarne la bonne conscience du petit bourgeois apparemment intègre. Dans ce naufrage quasi complet, seul Homais triomphe. Flaubert lui a consacré le dernier mot : "Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant Monsieur Homais les a tout de suite battu en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d’honneur…" Non seulement les vrais coupables ne sont pas punis, ils sont encore récompensés et honorés. Dans cette province engoncée dans sa bêtise et son esprit étroit, seuls les médiocres peuvent réussir. Homais est un des visages du pessimisme fondamental de Flaubert. Le roman se termine donc sur la vision grimaçante de la sottise humaine, de l’arrivisme, de la médiocrité satisfaite qui étouffent toute velléité d’évasion ou tout idéal.

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