Jean Follain (1903-1971), L’Épicerie d’enfance (1938)
« Repas »
Les avant-coureurs des repas étaient dans des gestes infimes : la femme en fichu égalisait le sel dans la salière biseautée.
L’on mettait la table longtemps à l’avance.
Quand on soulevait le coquetier de dessus l’étagère du buffet, la place de sa base restait marquée ronde et sertie par une fine poussière presque impalpable.
Tenue par une main experte et vigoureuse la cuiller à ragoûts, avec un bruit particulier, avec un bruit qui restera sien dans les siècles des siècles, dessinait des entrelacs dans le fond de farine blondie qui cuisait avec de petites crevaisons au fond du poêlon. La cuisinière bientôt éteignait le roux, laissant tomber l’eau d’une petite bouillotte noire. Il s’échappait alors des vapeurs âcres mais qui, répandues à distance, affinaient confortablement l’air de la pièce toujours renouvelé par la cheminée géante.
Dans les jours un peu froids, l’odeur des victuailles était magnifique ; à celle franche des viandes rouges s’ajoutaient les effluves des légumes comme frileux d’être séparés de la terre qui se collait encore à eux, le tout adouci par le remugle des robes de laine où parfois s’accrochaient des fils blancs.
Je revois cette table bourgeoise, chargée d’une odeur de fruits civilisée et mourante et d’une odeur de fleurs secrète et désuète qui rampait dans les membres jusqu’à la pointe des pieds.
On avait à ouvrir souvent la porte basse du buffet, antre noir beurré de cire morte, plein de blancheurs convexes et concaves et de reflets d’argent revivifiés. Le meuble était gorgé de soupières bordées d’or, de raviers, d’huiliers à facettes, vases sacrés et froids dans les mains chaudes des servantes ; des seaux à biscuits décorés de tulipes conservaient de vieilles miettes.
Les commensaux qui s’asseyaient autour de la table écoutaient un instant battre leur cœur, un rappel de cor de chasse très ancien, un lambeau de buisson pourpré occupait un instant leur imagination du dimanche.
Quelques remarques pour l’étude stylistique…
Il s’agit d’un repas au sens humain et eucharistique, charnel et spirituel, liturgique et laïque. Ainsi, on peut supposer que le « buffet » est un tabernacle. Le texte est une grande métaphore de la Cène (repas que Jésus-Christ prit avec ses apôtres la veille de la Passion et au cours duquel il institua l’Eucharistie (sacrement essentiel du christianisme qui commémore et perpétue le sacrifice du Christ), de la transsubstantiation. La description est ici au service du détour : les choses matérielles, « presque impalpable[s] », sont un signe.
Jean Follain est né en 1903 à Canisy (dans le département de la Manche). Il a été avocat jusqu’en 1951 et magistrat jusqu’en 1961. Ses premiers poèmes ont été publiés en 1933.
Il est mort à Paris en 1971.
Voir aussi :
Illustration : portrait de Jean Follain par J. Bournet.