Au chapitre 4, lors du premier entretien avec l’aubergiste - que Vialatte nomme l’hôtesse et Lortholary la patronne de l’auberge -, celle-ci s’écrie :
Les crapules ! chez Vialatte (terme validé par David),
Les salauds ! pour Lortholary,
Les canailles ! chez Goldschmidt,
Quelles fripouilles ! pour Lefebvre.
Au chapitre 5, K. rencontre :
Le Président du village (parfois aussi appelé le maire) pour Vialatte,
Le chef de la commune pour Lortholary,
Le maire chez Goldschmidt,
Le Président [de la commune] chez Lefebvre qui a repris la notion originelle de « président » tout en retenant la notion plus administrative de « commune » qu’avait pointée Lortholary. Ceci rend la version de Lefebvre fidèle à l’esprit de texte de Kafka qui fourmille de termes administratifs nombreux et précis (division, subdivision, département, section, bureaux…).
Au même chapitre, K. qualifie ses complications avec l’administration comme :
Une confusion pour Vialatte,
Un imbroglio chez Lortholary,
Un embrouillamini pour Goldschmidt,
Un embrouillement pour Lefebvre.
En guise de dernier exemple, on lira que K. est aux prises avec :
Les services du Comté pour Vialatte
Les services de la Commune pour Lortholary,
Les services seigneuriaux chez Goldschmidt,
Les autorités seigneuriales pour Lefebvre.
IV. Alors, pourquoi tant de différences ?
On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Il peut paraître curieux qu’un même terme allemand donne quatre mots parfois très différents en français – et probablement plus si l’on se penchait sur les autres traductions qui existent (Brigitte Vergne-Cain, Gérard Rudent, Axel Nesme…).
Certaines écoles considèrent que traduire Kafka est une véritable gageure (voir par exemple : Traduire Kafka aux éditions Kimé). Pourtant, la plupart des traducteurs semblent s’accorder sur un point crucial que Georges-Arthur Goldschmidt décrit ainsi : « la langue de Kafka […] est absolument cristalline, d’une précision chirurgicale ; elle est exacte et décrit toujours des faits, des déroulements précis dont elle rend exactement compte ».
Pour aller plus loin et comparer les approches, on peut accéder facilement en ligne :
- à un entretien avec Jean-Pierre Lefebvre et Georges-Arthur Goldschmidt : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/10/23/kafka-lefebvre-goldschmidt/
- et un autre avec Bertrand Lortholary : https://www.humanite.fr/node/135113 .
- il existe également trois enregistrements d’entretiens avec Jean-Pierre Lefebvre, des podcasts disponibles sur le site de France Culture.
Bien que l’œuvre de Kafka ait donné lieu à un nombre impressionnant d’études (582 ouvrages d’exégèse recensés sur le site de la BNF !), à mon sens on peut l’apprécier en le lisant et en le relisant, tout simplement. Les notes pourront toujours servir d’écrin au joyau que représente le texte du Château.
Dans son introduction au Château (éd. Points, 1984), Georges-Arthur Goldschmidt explique que les innombrables variantes auxquelles les traducteurs ont accès sont « à tel point minimes qu’ils ne peuvent pas les exploiter ; deux gros volumes de plus cinq cents pages sont destinés à se substituer au texte lui-même » - un peu comme sont si difficiles à exploiter en cours de lecture les notes de Claude David dans la première édition en Pléiade.
Bernard Lortholary, quant à lui, a écrit dans un intéressant article à propos des variantes du Château, intitulé À quoi sert l’édition critique du Château ? (in Études germaniques, n°2, 1984) :
« L’objet n’est plus l’œuvre et n’est même plus l’écriture mais l’édition critique elle-même, fonctionnant comme une sorte de machine célibataire dans une autosatisfaction narcissique qui bascule vers l’autisme ».
V. Quelle version préférer ?
De façon très subjective, il me semble qu’en général on préfère la première version qu’on a lue aux autres, ne serait-ce que parce que le vécu littéraire de chaque lecteur constitue son référentiel.
Cela dit, la version « historique » de Vialatte ne perd aucune de ses qualités si on commence par elle ; elle était la plus disponible pour ne pas dire l’unique version française disponible (avec ses variantes) jusqu’à la première édition en Pléiade de 1980. Vialatte ne disposait pas des manuscrits, mais simplement de la version dite courante éditée par Max Brod.
Les traductions de Bernard Lortholary et de Georges-Arthur Goldschmidt sont tout aussi honorables et restent bien agréables à lire malgré ça et là d’inévitables petites lourdeurs bien pardonnables. J’ai lu en parallèle ces deux traductions, j’y ai trouvé deux ou trois contresens et de rares mots un peu inattendus, mais rien de grave. Les chapitres ne sont pas toujours articulés de la même façon, notamment vers la fin du roman là où les intentions de Kafka restent hypothétiques ; c’est Max Brod qui avait reconstitué l’ordre des feuillets, défini la découpe des chapitres et leur avaient même donné un titre pour la première partie de l’ouvrage. Les traductions de Lortholary et de Goldschmidt sont disponibles en éditions de poche, donc faciles à lire et à emporter en toutes circonstances. Emporter Kafka sur une île déserte pendant l’épidémie est à considérer…
[Quelques semaines plus tard] En seconde approche, parmi les deux versions disponibles en poche je donne quand-même un avantage à celle de Georges-Arthur Goldschmidt : en effet, dans les cinq ou six derniers chapitres, la traduction de Bernard Lortholary contient des formulations peu claires (le chapitre consacré à la rencontre entre K. et Brüger est assez confus), quelques expressions bien indigestes (« les joues enfantinement rondes, les yeux enfantinement gais… ») et des termes un peu incongrus (« c’est aussi, de façon médiate, un résultat des règlements »). Par ailleurs, en comparant avec les trois autres traductions, il semble qu’il y a quelques contresens importants.
Une fois n’est pas coutume, la dernière version en date, celle de Jean-Pierre Lefebvre dans la nouvelle édition en Pléiade (en 2020 : deux volumes parus, deux volumes à paraître) m’apparaît comme un excellent choix. Si Lefebvre bénéficie de l’expérience, des tâtonnements, des erreurs et des réussites de ses prédécesseurs, cela n’enlève rien au travail de traduction qu’il a mené nous dit-on « aux trois-quarts », en cela aidé par des collaborateurs qu’il ne faut pas omettre : Isabelle Kalinowski, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel.
Si l’on veut à tout prix établir un classement de ces quatre traductions, je donne mon petit quarté :
1/ Jean-Pierre Lefevbre, traduction classique, style clair
2/ Alexandre Vialatte, traduction classique délicieusement datée, style assez clair
3/ Georges-Arthur Goldschmidt, traduction très légèrement modernisée, style assez clair
4/ Bernard Lortholary, traduction originale mais parfois alambiquée, style pas toujours très clair
Cette première ébauche de comparaison entre les quatre textes ne débouche au final sur aucun jugement de valeur de ma part : les quatre versions me paraissent dignes d’êtres lues, elles font montre d’un travail important et consciencieux de la part des traducteurs, de leur volonté de restituer au mieux le chef-d’œuvre de Kafka auprès du public français, et, malgré toutes les menues différences observées lors d’une lecture attentive, on a tout de même bien l’impression de lire le même ouvrage.
Georges-Arthur Goldschmidt , dans son introduction au Château, note qu’il ne saurait y avoir de « spécialistes » de Kafka et qu’on ne peut prétendre faire autorité ou vouloir se réserver Kafka.
Je laisse la conclusion – toute provisoire – à Peter Handke, prix Nobel de littérature 2019, justement l’un des plus grands spécialistes de Kafka et qui écrit à son propos :
« Il est peu d’auteurs qui soient à ce point devenus le bien commun de tous et de chacun. C’est précisément parce qu’il échappe à toute interprétation que chacun a le droit d’en parler sans jamais pouvoir imposer sa « lecture » aux autres. »