En complément ...
La fortune historique du roman tient évidemment aux privilèges exorbitants que la littérature et la réalité lui ont concédés toutes deux avec la même générosité. De la littérature, le roman fait rigoureusement ce qu'il veut : rien ne l'empêche d'utiliser à ses propres fins la description, la narration, le drame, l'essai, le commentaire, le monologue, le discours; ni d'être à son gré, tour à tour ou simultanément, fable, histoire, apologue, idylle, chronique, conte, épopée; aucune prescription, aucune prohibition ne vient le limiter dans le choix d'un sujet, d'un décor, d'un temps, d'un espace; le seul interdit auquel il se soumette en général, celui qui détermine sa vocation prosaïque, rien ne l'oblige à l'observer absolument, il peut s'il le juge à propos contenir des poèmes ou simplement être «poétique». Quant au monde réel avec lequel il entretient des relations plus étroites qu'aucune autre forme d'art, il lui est loisible de le peindre fidèlement, de le déformer, d'en conserver ou d'en fausser les proportions et les couleurs, de le juger; il peut même prendre la parole en son nom et prétendre changer la vie par la seule évocation qu'il en fait à l'intérieur de son monde fictif. S'il y tient, il est libre de se sentir responsable de son jugement ou de sa description, mais rien ne l'y force, ni la littérature ni la vie ne lui demandent compte de la façon dont il exploite leurs biens.
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, 1972
Au milieu de tous ces récits grâce auxquels se constitue en grande partie notre monde quotidien, il peut y en avoir qui sont délibérément inventés. Si, pour éviter toute méprise, on donne aux événements racontés des caractéristiques qui les distinguent d'emblée de ceux auxquels nous avons l'habitude d'assister, nous nous trouvons devant une littérature fantastique, mythes, contes, etc. Le romancier, lui, nous présente des événements semblables aux événements quotidiens, il veut leur donner le plus possible l'apparence de la réalité, ce qui peut aller jusqu'à la mystification (Defoe).
Mais ce que nous raconte le romancier est invérifiable et, par conséquent, ce qu'il nous en dit doit suffire à lui donner cette apparence de réalité. Si je rencontre un ami et qu'il m'annonce une nouvelle surprenante, pour emporter ma créance, il a toujours la ressource de me dire que tels ou tels ont eux aussi été témoins, que je n'ai qu'à aller vérifier. Au contraire, à partir du moment où un écrivain met sur la couverture de son livre le mot roman, il déclare qu'il est vain de chercher ce genre de confirmation. C'est par ce qu'il nous en dit et par là seulement que les personnages doivent emporter la conviction, vivre, et cela, même s'ils ont existé en fait.
Michel Butor