Je me débattais donc contre une insoluble difficulté : mon cerveau s’échauffait, mes yeux clignaient sur la feuille de papier : les cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour de moi, comme ces larmes d’argent qui glissent dans l’air autour de notre tête, lorsque le sang s’ est violemment porté.
J’étais en proie à une sorte d’hallucination ; j’étouffais ; il me fallait de l’air. Machinalement, je m’éventai avec la feuille de papier, dont le verso et le recto se présentèrent successivement à mes regards.
Quelle fut ma surprise, quand, dans l’une de ces voltes rapides, au moment où le verso se tournait vers moi, je cru voir apparaître des mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre autres "craterem" et terrestre" !
Soudain une lueur se fit dans mon esprit ; ces seuls indices me firent entrevoir la vérité ; j’avais découvert la loi du chiffre.
Pour lire ce document, il n’était pas même nécessaire de le lire à travers la feuille retournée ! Non. Tel il était, tel il m’avait été dicté, tel il pouvait être épelé couramment.
Toutes les ingénieuses combinaisons du professeur se réalisaient ; il avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la langue du document ! Il s’en était fallu de "rien" qu’il pût lire d’un bout à l’autre cette phrase latine, et ce "rien", le hasard venait de me le donner !
On comprend si je fus ému ! Mes yeux se troublèrent. Je ne pouvais m’en servir. J’avais étalé la feuille de papier sur la table. Il me suffisait d’y jeter un regard pour devenir possesseur du secret.
Enfin je parvins à calmer mon agitation. Je m’imposai la loi de faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et je revins m’engouffrer dans le vaste fauteuil.
"Lisons", m’écriai-je, après avoir refait dans mes poumons une ample provision d’air. Je me penchai sur la table ; je posai mon doigt successivement sur chaque lettre, et, sans m’arrêter, sans hésiter, un instant, je prononçai à haute voix la phrase toute entière.
Mais quelle stupéfaction, quelle terreur m’envahit : Je restai d’abord comme frappé d’un coup subit. Quoi ! ce que je venais d’apprendre s’était accompli ! Un homme avait eu assez d’audace pour pénétrer !...
"Ah ! m’écriai-je en bondissant, mais non ! mais non ! mon oncle ne le saura pas ! Il ne manquerait plus qu’il vint à connaître un semblable voyage ! Il voudrait en goûter aussi ! Rien ne pourrait l’arrêter ! Un géologue si déterminé ! Il partirait quand même, malgré tout, en dépit de tout ! Et il m’emmènerait avec lui, et nous n’en reviendrions pas ! Jamais ! jamais !"
J’étais dans une surexcitation difficile à peindre.
"Non ! non ! ce ne sera pas, dis-je avec énergie, et, puisque je peux empêcher qu’une pareille idée vienne à l’esprit de mon tyran, je le ferai. A tourner et à retourner ce document, il pourrait par hasard en découvrir la clef ! Détruisons-le !"
Il y avait un reste de feu dans la cheminée. Je saisis non seulement la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussem ; d’une main fébrile j’allais précipiter le tout sur les charbons et anéantir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet s’ouvrit. Mon oncle parut.
Jules Verne Voyage au centre de la Terre, chapitre 4 (1864)