A ce point, il faudrait peut-être faire deux sujets. Un côté de chez Swann et un côté de Guermantes, avec, côté Méséglise, les choses que tout le monde peut voir, mais qu’on ne sait pas dire, et de l’autre, ce que Proust voit, et lui seulement. Les deux n’étant distingués que par commodité,et de manière provisoire, si on se souvient que, dans le Temps retrouvé, il y a un joint entre Méséglise et Guermantes. Nouvelle proposition de scission à la modération : côté de chez Proust, OK, mais côté de Méséglise (ou de Swann) ou côté de Guermantes ?
J’essaye d’être un peu plus clair : il y a deux régimes. D’abord des passages où il dit des choses qui sont bouleversantes par leur évidence, c’est d’ailleurs ce que me disent la plupart des amateurs de Proust. Ils me disent que Proust est celui qui dit le mieux ce qu’ils ont vécu ou éprouvé, mais sans pouvoir le dire et même et surtout sans s’imaginer qu’on pouvait le dire, et surtout la manière de le dire. Ayant pensé soit que c’était impossible à dire soit pas convenable. Je songe à un passage que j’essayerais de vous retrouver, sur la jalousie, mais je ne sais plus du tout où il est, ça peut me prendre un peu de temps. Il y en a mille, mais je voudrais vous en exposer une précisément.
Après, passons de l’autre côté, il y a les bizarreries, les audaces métaphoriques, des yeux qui s’effondrent sous leur propre poids, des vertèbres qui se retrouvent sur votre front, etc. J’avais évoqué la momie de A l’Ombre des Jeunes filles en fleurs, le texte est un peu long, je donne juste la fin
Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les voyais pas, tandis qu’elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle et perchée au milieu de ses cimes bleuâtres comme une bourgade italienne, se distinguait parfois dans une éclaircie la petite ville de Rivebelle, minutieusement détaillée par le soleil. Je ne voyais pas mes amies, mais (tandis qu’arrivaient jusqu’à mon belvédère l’appel des marchandes de journaux, « des journalistes », comme les nommait Françoise, les appels des baigneurs et des enfants qui jouaient, ponctuant à la façon des cris des oiseaux de mer le bruit du flot qui doucement se brisait), je devinais leur présence, j’entendais leur rire enveloppé comme celui des néréides dans le doux déferlement qui montait jusqu’à mes oreilles. « Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés même à l’heure du concert ». A dix heures, en effet, il éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments, si la mer était pleine, reprenait coulé et continu, le glissement de l’eau d’une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d’une musique sous-marine. Je m’impatientais qu’on ne fût pas encore venu me donner mes affaires pour que je puisse m’habiller. Midi sonnait, enfin arrivait Françoise. Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j’avais tant désiré parce que je ne l’imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si éclatant et si fixe que quand elle venait ouvrir la fenêtre, j’avais pu toujours, sans être trompé, m’attendre à trouver le même pan de soleil plié à l’angle du mur extérieur, et d’une couleur immuable qui était moins émouvante comme un signe de l’été qu’elle n’était morne comme celle d’un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d’été qu’elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or.
Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs
La mer, en tant que chaînons inégaux, comparaison avec les montagnes, impropriétés du langage de Françoise (la domestique du Narrateur), déesses de la Mer qui se foutent de ta gueule, cloisonnement, météo, petites villes d’Italie, enfermement et pour finir Egypte ancienne, c’est acrobatique, mais il y a un peu d’idées.
La première fois que j’ai lu cela, je me suis dit que ce monsieur méritait un peu de considération. Ça m’a donné envie de faire pareil, j’ai dû y renoncer faute de talent, mais j’ai gardé une partie de la leçon, en essayant un peu de faire la même chose, mais dans un genre plus à ma portée.