Le spectacle théâtral entre texte et représentation
Si le théâtre occupe une place particulière dans la littérature, c’est qu’il est à la fois texte et représentation. Le traitement de cette question semble se caractériser par une difficulté liée intrinsèquement à la dualité écrit et mise en scène. En effet, la mise en regard de ces deux aspects du théâtre est en soi une double problématique : la spécificité de l’écrit et de la représentation d’une part, et le lien qui les unit d’autre part. Le théâtre est, par sa nature même, un spectacle qui s’appuie sur un texte.
Dès sa création en Occident, Aristote assimile le théâtre à un « art qui se sert seulement du discours, soit en prose, soit en vers, que ceux-ci soient de différentes sortes mêlées ou tous du même genre […] cet art n’a pas encore reçu de nom jusqu’à maintenant »1. Depuis l’auteur de Poétique, nous l’avons appelé littérature et continuons trop souvent à n’examiner le théâtre qu’en tant qu’objet littéraire qui a la particularité de mettre en dialogue le texte.
Or, le théâtre fut créé pour être représenté, étant entendu que le texte dramatique est normalement destiné à être mis en scène, d’où la problématique de la primauté du texte ou de la représentation, doublée de celle de l’inspiration et du travail. Si la question reste ouverte, il n’en reste pas moins qu’une tentative de clarification des données peut être utile. Pour mettre en regard la dyade texte et représentation, nous ne ferons pas l’économie d’une réflexion sur les tentatives définitoires du texte de théâtre dans son rapport avec la mise en scène et la représentation.
- Spectacle théâtral : le commencement
- Tentatives identificatoires du texte théâtral
- La représentation : une entité esthétique
- Conclusion
I. Spectacle théâtral : le commencement
Le théâtre est un spectacle destiné à être représenté. Depuis l’Antiquité, dans des cérémonies en l’honneur de Dionysos, des concours de « tétralogies » étaient organisés et faisaient partie des jeux pour les fêtes officielles. Les spectateurs du théâtre grec sont assis dans un très large demi-cercle de gradins en bois démontables. Le chœur, a priori indépendant de l’action en cours, se déplace, chante et danse dans l’orchestre, lieu circulaire au centre du théâtre. Cette entité commente l’action, donne des conseils, met en garde les héros qui évoluent sur la scène. Une sorte de balcon permet finalement aux dieux d’apparaître aux spectateurs. La tragédie grecque figure donc plusieurs espaces : un espace réel, celui du public, et trois espaces de représentation, celui du chœur, celui des dieux et celui des héros. Cette configuration détermine un jeu complexe où le chœur se situe à la frontière du monde de la fiction et de celui du réel.
De sa part, le théâtre romain s’inspire des théâtres grecs avec cette différence que l’orchestre est un demi-cercle occupé par des sièges, que le mur de scène est plus élevé, et que des vases en terre cuite sont placés sous les sièges pour améliorer l’acoustique. La scène, décorée de matériaux précieux, donne à voir des toiles peintes qui forment les décors mobiles. À chaque représentation, dix mille à vingt mille personnes peuvent assister au spectacle : l’acteur doit par conséquent accomplir des exploits vocaux qui prolongent son jeu physique. Il en découle que la théâtralité y est plus importante que dans le théâtre grec qui accorde le primat au texte.
Bien plus tard, naquit la Commedia dell’arte qui était une forme particulière du théâtre d’origine italienne présentée dans le théâtre à l’italienne. Elle représentait des personnages très stéréotypés et ne comportait pratiquement pas de texte, se limitant à un schéma de narration, appelé aussi canevas. Ce n’est donc qu’au XIXe siècle que l’espace théâtral se remplit d’objets et devient un lieu concret qui veut représenter un monde spécifique. Enfin, au XXe siècle, l’enceinte théâtrale est bouleversée, ses différents espaces explosent, se déconstruisent et se décentrent.
II. Tentatives identificatoires du texte théâtral
Hybride et polymorphe, le texte théâtral est habituellement appréhendé par le biais d’une recherche différente par rapport aux spécificités des autres genres littéraires. On le caractérise comme un texte qui comporte des ajouts et des spécificités qu’on ne trouve pas dans les autres formes littéraires : le nom des personnages, des didascalies, des découpages qui lui sont traditionnellement propres en actes et scènes. Bon nombre de définitions font également état d’un texte constitué essentiellement de dialogues : remarque qui n’est pas aberrante en soi.
Sur le plan théorique, le texte de théâtre a été qualifié de texte « à trous » par Anne Ubersfeld2, renvoyant par là à sa destination scénique latente. Il est donc présenté comme étant destiné à être joué sur scène par des comédiens. S’il est vrai que cette approche a le mérite de se rattacher au principe de la représentation, il n’en demeure pas moins qu’elle induit l’idée d’un texte à finalité unique et prédéterminée. En mettant l’accent sur l’incarnation scénique, elle génère facilement un glissement à la notion de texte destiné au rôle de prétexte à la mise en scène. Cette idée tend à réduire le texte à une fonctionnalité liée à la représentation ainsi qu’à une tradition historique codifiée.
Il s’ensuit que ces deux approches du texte (comparative et circonstancielle), le définissant comme forme textuelle stéréotypée, ont également pour corollaire l’imprécision et la réduction puisqu’elles excluent la présence de l’auteur en tant que créateur qui propose à travers le texte sa vision du monde et son univers poétique. Cette disqualification de l’auteur du texte théâtral, due peut-être au principe du désengagement énonciatif qu’on croit être une des autres caractéristiques du texte de théâtre, fait du tort à la dimension artistique du texte.
Réduisant le texte de théâtre à sa caractéristique dialogique, ces approches marginalisent les autres formes textuelles internes à cette parole, car c’est bien de parole qui se réalise par une incarnation scénique qu’il s’agit. Et qui dit parole ne dit pas nécessairement dialogue, étant donné que celle-ci englobe tout un discours avec les variables internes qui lui sont possibles. Ces approches pèchent également par l’occultation de la dimension dramatique qui réside dans la capacité qu’a un texte de se révéler à travers une parole qui se réalise. Cette dimension dramatique est donc un corrélat fondamental du texte de théâtre. Il en résulte finalement que la tentative de donner une définition circonscrite du texte de théâtre est, sinon une erreur de procédure, du moins une opération peu productive.
III. La représentation : une entité esthétique
Le théâtre est une forme de représentation spécifique du fait de ses conventions propres. C’est donc au niveau de la prise de parole, lors de la représentation, que s’établit la spécificité de la mimesis théâtrale. Pour Pierre Larthomas3, le théâtre n’est rien de moins qu’« un art brutal » par nature, du fait même des conditions et des contraintes matérielles de la représentation. S’adressant à un public physiquement présent, capable de manifester son approbation ou sa désapprobation, le théâtre, art de société, doit être compris sur le champ d’un groupe de personnes unies par une culture, un langage et des préoccupations communes. En somme, le théâtre est le lieu de conventions avec lesquelles auteur, metteur en scène, acteurs et spectateurs s’accordent.
Si l’auteur de théâtre écrit le texte, c’est le metteur en scène qui se charge de la représentation. Cela étant, le principe de représentation, souvent perçu comme un aboutissement ou une réalisation du texte dans un second temps, mérite d’être examiné en soi. Il convient tout d’abord de considérer le terme dans son aspect esthétique le plus large, et non dans sa réduction scénique spectaculaire. En effet, une représentation est avant tout celle du monde et de l’univers poétique d’un artiste. Envisageant la représentation dans son aspect esthétique comme œuvre d’art, nous pouvons considérer la représentation scénique comme étant la manifestation de l’univers poétique du metteur en scène.
Nul doute qu’entre donner à entendre la parole d’un auteur et se saisir de la scène pour manifester une parole, celle du metteur en scène, artiste au demeurant, il y a une différence : mettre en voix un texte n’est pas une représentation. La représentation, à partir ou non du texte d’un auteur, est avant tout la manifestation d’un regard sur le monde, la manifestation d’un univers poétique singulier, l’œuvre d’un artiste metteur en scène. Mettre en scène est un acte de création. Représenter, c’est manifester un regard intérieur qui révèle un rapport particulier au monde. D’où la nécessité de reconnaître dans une représentation, une inspiration poétique qui renouvelle le langage dramatique. Aborder la notion de représentation sous cet angle permet de la considérer dans le respect de ses enjeux esthétiques.
Le langage théâtral doit désormais s’adresser aux sens du spectateur et plus seulement à son esprit. Toute la structure de la scène doit donc lui parler dans la conception d’Artaud : l’éclairage, les éléments du décor, les costumes… Le travail du metteur en scène est de combiner tous ces éléments entre eux pour recréer un nouveau langage théâtral. Or, cette manipulation du sens et de la signification ne se fait plus par un travail sur le texte mais il se fait directement sur la scène. Le résultat d’une telle représentation a une valeur expressive beaucoup plus forte que celle que produit le travail du langage articulé.
D’après l’auteur du Théâtre et son double, cet art indépendant et autonome, se doit pour vivre de bien marquer ce qui le différencie d’avec le texte, d’avec la littérature. Pour lui, le langage théâtral n’est rien d’autre que la somme des signes utilisés par le metteur en scène ; l’intérêt doit être porté aux ressources physiques de l’acteur, ce qui stipule une éventuelle renonciation au théâtre aristotélicien : « Le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte les énergies. Et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste est la bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie »4.
Conclusion
En définitive, rappelons que le texte dramatique reste incontournable pour le théâtre et affiche de ce fait sa double nature : une œuvre littéraire écrite mais destinée à la scène. Le texte et la représentation sont chacun le fruit d’un savoir-faire particulier, d’où les outils critiques spécifiques qui déterminent des enjeux propres pour le texte littéraire d’une part pour la représentation scénique d’autre part, l’un et l’autre dans la relation au lecteur ou au spectateur. Ainsi, appréhender une représentation à travers la lecture du texte ou lire un texte dans une projection scénique risque de faire passer à côté de l’essence même de l’œuvre. Mais s’intéresser au rapport dialectique qui les lie semble une démarche juste et judicieuse. C’est en cela, semble-t-il, que texte et représentation sont liés. Chacun en tant qu’œuvre porteuse d’une représentation du monde et d’un univers singulier.
Notes
1. Aristote, Poétique, Œuvres complètes, Belles-lettres, 1980, (traduction de Jean Hardy 1932).
2. Ubersfeld, A., Lire le théâtre, éd. Belin, Paris, 1994, (éd. Princeps 1977).
3. Larthomas, P., Le langage dramatique, PUF, Paris, 1980.
4. Artaud, A., Le Théâtre et son double, éd. Gallimard, coll. folio, 1964, Paris. (éd. Princeps 1938), p. 85.
Imad Belghit est professeur agrégé, docteur ès lettres (Maroc). Il est l’auteur de plusieurs contributions (travaux de recherche et contributions en ligne sous forme d’articles).