La tragédie
La tragédie est un genre théâtral (le tragique est un registre).
Une tragédie développe généralement une action1 mettant en scène des héros ou des personnages de rang social élevé, en vue d’émouvoir et d’instruire le spectateur, provoquer sa terreur et sa pitié par le spectacle des passions humaines en lutte entre elles ou contre le destin.
Dans une tragédie, les personnages s’expriment sur un ton élevé ou sublime, et en vers (→ alexandrins).
La tragédie classique répond à des règles :
- La règle des trois unités (action, temps et lieu) et la règle des bienséances (aucune action violente ne peut être représentée sur scène pour ne pas choquer les spectateurs et les mots crus ou familiers sont proscrits).
- L’intrigue doit être vraisemblable.
- La pièce est composée de cinq actes.
- Il y a une progression dramatique (exposition, nœud, dénouement).
Structure de la tragédie classique
- L’exposition (début de la pièce, premières scènes) : elle « doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les épisodiques, en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit ». (Corneille)
→ Les spectateurs doivent connaître les personnages (et les rapports entre eux), les lieux, l’époque et l’intrigue. - Le nœud : « Le nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s’est passé hors du théâtre avant le commencement de l’action qu’on y décrit et en partie de ce qui s’y passe ; le reste appartient au dénouement. » (Corneille)
→ Le nœud de l’action précise la nature du conflit à résoudre, c’est le passage de la pièce au cours duquel les personnages doivent résoudre un problème complexe, affronter des obstacles.
Les péripéties, quant à elles, sont les événements imprévus qui modifient le cours de l’action et qui conduisent au dénouement. - Le dénouement : c’est la fin de la pièce de théâtre. Le dénouement résout les problèmes exposés dans le nœud de la pièce. En principe, il est malheureux dans la tragédie2.
Les fonctions de la tragédie
- La tragédie peut avoir une fonction cathartique : la représentation tragique fait naître un double sentiment de terreur et de pitié qui permet au spectateur de se libérer de ses propres passions.
- Elle peut aussi avoir une fonction morale : en vantant des valeurs héroïques telles que le courage, l’honneur, la gloire et le sens du devoir, la tragédie veut susciter l’admiration des spectateurs.
- La tragédie fait réfléchir sur la condition humaine et peut avoir une valeur exemplaire, édifiante : « [Le théâtre des premiers poètes tragiques] était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. […] Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie. » (Racine, préface de Phèdre).
- Enfin, la tragédie a également une finalité esthétique : pour Racine, par exemple, « la principale règle est de plaire et de toucher »3 (voir aussi les textes de Corneille et de Boileau ci-dessous).
Textes et citations sur la tragédie
La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature.
Aristote (384-322 avant J.-C.), Poétique, VI.
La crainte et la pitié peuvent bien sûr naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi de l’agencement même des faits accomplis, ce qui est préférable et d’un meilleur poète. Il faut en effet agencer l’histoire de telle sorte que, même sans les voir, celui qui entend raconter les actes qui s’accomplissent, frissonne et soit pris de pitié devant les événements qui surviennent – ce que l’on ressentirait en écoutant raconter l’histoire d’Œdipe. Produire cet effet au moyen du spectacle ne relève guère de l’art et ne demande que des moyens de mise en scène. Quant à ceux qui au moyen du spectacle ne provoquent pas de frayeur mais produisent seulement du monstrueux, ils n’ont rien à voir avec la tragédie ; car il ne faut pas chercher n’importe quel plaisir dans la tragédie, mais celui qui lui est propre. Et puisque le poète doit susciter le plaisir qui vient, à travers l’imitation, de la pitié et de la crainte il est manifeste qu’il doit composer de manière à faire naître ce plaisir des actes accomplis.
Aristote, Poétique, XIV, traduction de M. Magnien, Le Livre de Poche, 1990, page 105.
Outre les trois utilités du poème dramatique dont j’ai parlé dans le discours que j’ai fait servir de préface à la première partie de ce recueil, la tragédie a celle-ci de particulière que par la pitié et la crainte elle purge de semblables passions. Ce sont les termes dont Aristote se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux choses : l’une, qu’elle doit exciter la pitié et la crainte ; l’autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. […]
Le but du poète est de plaire selon les règles de son art. Pour plaire, il a besoin quelquefois de rehausser l’éclat des belles actions et d’exténuer l’horreur des funestes. Ce sont des nécessités d’embellissement où il peut bien choquer la vraisemblance particulière par quelque altération de l’histoire, mais non pas se dispenser de la générale, que rarement, et pour des choses qui soient de la dernière beauté, et si brillantes, qu’elles éblouissent. Surtout il ne doit jamais les pousser au-delà de la vraisemblance extraordinaire, parce que ces ornements qu’il ajoute de son invention ne sont pas d’une nécessité absolue, et qu’il fait mieux de s’en passer tout à fait que d’en parer son poème contre toute sorte de vraisemblance. Pour plaire selon les règles de son art, il a besoin de renfermer son action dans l’unité de jour et de lieu ; et comme cela est d’une nécessité absolue et indispensable, il lui est beaucoup plus permis sur ces deux articles que sur celui des embellissements.Corneille (1606-1684), extraits du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire.
[…] Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce « terreur »,
Ou n’excite en notre âme une « pitié » charmante,
En vain vous étalez une scène savante :
Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédir
Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s’endort ou vous critique.
Le secret est d’abord de plaire et de toucher :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée. […]Boileau (1636-1711), Art poétique (1674), Chant III.
Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.
Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible, vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la catastrophe.
La Bruyère (1645-1696), Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit ».
J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur, soit. Mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. […]
Heureusement la tragédie, telle qu’elle existe, est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l’exemple de leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’a proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal.
Rousseau (1712-1778), Lettre à M. d’Alembert.
Dans un siècle où les amours des princes étaient en quelque sorte publiques, la tragédie en devenait l’histoire. Que l’homme de tous les temps de nos dissertations du lycée s’y reconnaisse nous a fait oublier que cette peinture est celle d’une race d’hommes et d’un milieu très singuliers. Si le roman est un miroir promené sur une grand-route, la tragédie en est un autre promené sur les palais des rois.
François Mauriac (1885-1970), cité dans cette édition de Bérénice de Racine.
Notes
1 Action : série d’événements qui constitue une intrigue.
2 On parle de tragi-comédie lorsque le dénouement est heureux (exemple : Le Cid de Corneille).
3 Préface de Bérénice.