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Victor Hugo (1802-1885), Hernani (1830)

Acte IV, scène 2, vers 1481 à 1514

Victor Hugo Au XVIe siècle, en Espagne, don Ruy Gomez, don Carlos et Hernani sont les trois prétendants de doña Sol. Cette dernière aime Hernani mais elle est la fiancée de don Ruy Gomez. À cette intrigue amoureuse se mêlent des intrigues politiques : à l’acte IV, le roi don Carlos apprend qu’on complote contre lui. La scène se passe à Aix-la-Chapelle et le décor est le tombeau de Charlemagne. Don Carlos médite sur le pouvoir et sur son futur rôle d’empereur…

DON CARLOS, seul.

[…]

L’empereur ! l’empereur ! être empereur ! Ô rage,
Ne pas l’être ! et sentir son cœur plein de courage !
Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu’il fut grand ! De son temps, c’était encor plus beau.
1485 Le pape et l’empereur ! ce n’était plus deux hommes.
Pierre et César ! en eux accouplant les deux Romes,
Fécondant l’une et l’autre en un mystique hymen,
Redonnant une forme, une âme au genre humain,
Faisant refondre en bloc peuples et, pêle-mêle,
1490 Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
Et tous deux remettant au moule de leur main
Le bronze qui restait du vieux monde romain !
Oh ! quel destin !… Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
1495 Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l’épée, avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne !
Quoi ! pour titre césar et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu’Annibal, qu’Attila,
1500 Aussi grand que le monde !… et que tout tienne là !
Ah ! briguez donc l’empire, et voyez la poussière
Que fait un empereur ! Couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte ; élevez, bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C’est assez !
1505 Taillez à larges pans un édifice immense !
Savez-vous ce qu’un jour il en reste ? Ô démence !
Cette pierre ! Et du titre et du nom triomphants ?
Quelques lettres à faire épeler des enfants !
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
1510 Voilà le dernier terme !… Oh ! l’empire ! l’empire !
Que m’importe ! J’y touche, et le trouve à mon gré.
Quelque chose me dit : Tu l’auras ! Je l’aurai…
Si je l’avais !… Ô Ciel ! être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense ! […]

Pour le commentaire…

Le monologue du roi

  • Le monologue de don Carlos est marqué par une ponctuation particulière : tirets, points de suspension, points d’exclamation permettent les pauses respiratoires et indiquent les variations dans l’intonation. On remarque ainsi que ce sont les états d’âme successifs du roi qui sont évoqués.
  • Le rythme ternaire, les nombreuses répétitions ainsi que les deux premiers vers (avec un contre-rejet au vers 1482) soulignent la violence de la parole.
  • L’emploi des infinitifs "avoir été", "ne pas l’être", "sentir", etc. relève du désir de don Carlors mais aussi de sa crainte. De même, la variété des pronoms personnels employés (le "je" de don Carlos et le "il" qui désigne Charlemagne) concourt à établir un dialogue fictif.
  • Le lyrisme du monologue relève de l’exaltation du roi : lexique de la démesure, rimes significatives. Les vers 1488 à 1492 assimilent le démiurge à l’empereur (métaphore du sculpteur).

Don Carlos et sa rêverie sur le pouvoir

  • Le champ lexical de la grandeur ("grand", "plus beau", "géant", etc.) témoigne du rêve illusoire de don Carlos. Il en est de même pour les références aux figures symboliques : "Pierre et César", "Le Pape et l’Empereur", "Charlemagne", "Annibal", "Attila". Le personnage de Napoléon, dont la présence est implicite dans notre texte, n’est jamais nommé.
  • → caractère épique : fascination pour la puissance et la domination. Ce sont les images de gloire qui l’emportent sur celles du néant (à partir du vers 1510).
  • C’est tantôt la vanité du pouvoir qui est évoquée, tantôt le néant (vision réaliste avec "voyez la poussière qui fait un empereur !") : antithèses (vers 1494 à 1500), images (vers 1506 à 1508).
Mots de conclusion
  • Un monologue qui a une fonction dramatique : solitude du roi / dignité du nouveau titre qu’il convoite.
  • La présence du lyrisme et d’un certain caractère épique dans le drame romantique relèvent de l’expression poétique. Cf. Préface de Cromwell où Hugo définit une nouvelle poétique :

Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage : s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière, il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.

Voir aussi :