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La Bruyère, Les Caractères, Acis

Jean de La Bruyère (1645-1696), Les Caractères

Acis

La Bruyère Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid : que ne disiez-vous : « Il fait froid » ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : « Il pleut, il neige ». Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : « Je vous trouve bon visage. »
— Mais répondez-vous cela est bien uni et bien clair ; et d’ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ? Qu’importe, Acis ? Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus1 ; vous ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l’étonnement : une chose vous manque, c’est l’esprit. Ce n’est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l’opinion d’en avoir plus que les autres ; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit et vous dis à l’oreille : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit : peut-être alors croira-t-on que vous en avez. »


1 Galimatias (discours confus).

Les Caractères (1688), « De la société et de la conversation », 7.

Pour le commentaire…

Les Caractères sont des textes brefs sur la cour. La Bruyère y dénonce l’hypocrisie, les abus de pouvoir, la fausse dévotion. Il s’agit de portraits physiques et moraux où La Bruyère critique notamment l’attitude de l’homme face à la guerre, la corruption par l’argent, etc.
À l’instar de Montaigne dans les Essais, La Bruyère écrivit au fil de ses idées, traitant des sujets très différents.
Fidèle au goût de l’époque, La Bruyère écrivit des textes courts : Les Caractères sont 1120 textes divisés en 16 chapitres (« Des femmes », « De la société et de la conversation », etc.)
La Bruyère traita en bref les mœurs de son époque : les caractères sont des stéréotypes (les portraits sont souvent des caricatures). Quelques personnages des Caractères sont très connus : Ménalque le distrait, Acis le précieux, Arias qui connaît tout, etc.
La Bruyère proposa dans certains caractères l’idéal, c’est-à-dire comment devrait être un monde idéal, plus sage, plus juste.
Dans notre texte, La Bruyère critique le comportement des courtisans, révélant leurs manies, leurs extravagances, leur ridicule, et il nous présente, avec « Acis », le portrait d’un précieux dont il fait une critique animée.

Le portrait d’un précieux

Acis est un courtisan, il porte un « habit » et s’entretient avec des personnes de son rang. Il emploi un langage alambiqué, obscur, incompréhensible (« galimatias »). L’auteur lui pose une série de questions qui sont à l’image du personnage précieux, compliqué. La récurrence des verbes « dire » et « avoir » montre qu’il y a deux choses importantes pour le précieux : le parler et la possession.
Acis est un personnage présomptueux, il recherche l’originalité, et pense avoir de l’esprit avec son langage obscur. Avec « Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ? », La Bruyère lui rappelle l’un des principes essentiels de la communication : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » (Boileau).
Acis est un personnage anticlassique : il s’agit d’un portrait stéréotypé qui frôle la caricature.

Une critique animée et sévère

Les procédes d’animation sont nombreux :

  • Le dialogue met en présence l’auteur et son personnage. L’auteur se met en scène lui-même et devient l’interlocuteur d’Acis.
  • Les multiples interrogations, au début de notre texte, participent de cette animation.
  • L’emploi du présent de l’indicatif rend le texte plus vivant et donne au récit la saveur du vécu.
  • L’énigme, préparée dès le début du texte, puis avec « je vais vous jeter dans l’étonnement », et enfin la révélation qui survient dans la seconde partie du texte, formant un véritable coup de théâtre : « une chose vous manque, c’est l’esprit », tient le lecteur en haleine. Le présentatif « c’est » met en valeur l’énoncé de l’auteur. Il s’agit bel et bien d’une critique vexante pour Acis.
  • Le moraliste porte l’estocade avec « ce n’est pas tout » et « peut-être » : avec « peut-être », le doute est suscité dans l’esprit du lecteur, doute qui est accentué par l’occurrence « croire ». Même en adoptant les manières et le langage simple des gens d’esprit, Acis pourra tout juste gagner l’indulgence de la société qui feindra de croire qu’il n’est pas totalement dépourvu d’esprit.
  • La critique vise les Acis de tous les temps : « vous et vos semblables, les diseurs de phébus » (allusion a Phébus (Apollon) dont les oracles étaient difficiles à comprendre) → La Bruyère exprime une vérité générale, la phrase est proverbiale : « est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle ? » (la généralisation est soulignée par l’emploi du pronom indéfini « on » qui englobe Acis, ses contemporains et ses successeurs).
Conclusion

Ce texte est donc un portrait animé d’un courtisan au langage inadapté, incompréhensible, et qui se croit homme d’esprit. Le moraliste lui fait comprendre dans un dialogue fictif au rythme enlevé et sur un ton sévère la nécessité et les avantages d’une expression claire et d’un comportement plus modeste.

Voir aussi :