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La Bruyère (1645-1696), Les Caractères

Arrias

La Bruyère Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance rien, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache original : je l’ai pris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque que l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »

La Bruyère, chapitre « De la société et de la conversation », Les Caractères ou les Mœurs de ce Siècle (1688)
Un commentaire rédigé par Jean-Luc.

Introduction

Situation

Le portrait d’Arrias est tiré des Caractères ou les Mœurs de ce Siècle, ouvrage de Jean de La Bruyère publié en 1688. Il figure dans le chapitre « De la société et de la conversation ». L’auteur, moraliste du Grand Siècle, s’est inspiré du polygraphe grec Théophraste. Dans ce recueil qui a connu très vite le succès, La Bruyère scrute les comportements de ses contemporains pour dénoncer les travers qui s’opposent à la conduite de « l’honnête homme ». Il s’est notamment inspiré de deux portraits de Théophraste qu’il a combinés : « Du grand parleur », un bavard impénitent et « Du débit des nouvelles » qui met en scène un homme se plaisant à rapporter des faits erronés.

Type :

Descriptif et narratif

Genre :

Court récit se rattachant au genre épidictique (ici le blâme)

Registre :

Satirique

Thème :

Portrait en action d’un hâbleur narcissique

Intérêt :

La Bruyère veut dénoncer un type de comportement universel

Résonance :

qui n’a pas pris une ride aujourd’hui.

Problématique ou parcours de lecture

Ce texte peut être abordé comme une forme accomplie de l’art classique du placere, docere, de cette volonté didactique des moralistes qui entendent retenir l’attention de leurs lecteurs par une écriture plaisante.

Annonce des axes

Nous examinerons d’abord dans quelle mesure ce portrait est mené comme un apologue, puis les travers personnels qu’il dénonce dans le personnage, pour finir par les risques qu’ils font courir à la vie sociale.

Développement

I. Un portrait qui présente beaucoup de similitudes avec l’apologue ou la fable

Rappelons d’abord quelques définitions.
Le portrait littéraire est la transposition du portrait pictural au moyen du langage. Ici il s’agit d’un portrait fictif. Dans la préface du recueil, La Bruyère prétend avoir pour visée l’instruction, c’est-à-dire la formation morale de ses contemporains, au moyen de la satire afin de corriger les mœurs en rendant les travers ridicules. Chez lui, le portrait consiste donc à pointer certains traits caractéristiques du défaut à amender. L’exercice est voisin de la caricature par sa simplification.
Un apologue (ou fable) est un court récit accompagné d’une morale explicite ou implicite.

A. Une affirmation préalable

La première phrase nomme le personnage principal, Arrias, dont La Bruyère peint le portrait. Elle pointe ce qu’on lui reproche.

B. Un court récit riche de sens

La suite se présente comme une saynète qui fait agir les protagonistes, c’est un portrait en action que l’on peut analyser au moyen du schéma narratif.

  • Une situation de départ : un banquet et la péroraison d’Arrias,
  • Un événement perturbateur : un contradicteur,
  • Une péripétie : une fin de non-recevoir cinglante de la part d’Arrias,
  • Un dénouement : la remarque acide finale d’un des convives.
  • L’absence remarquable de nouvelle situation d’équilibre.

Tout l’art réside dans la gradation des effets qui s’achève sur une chute remarquable. Nous pouvons noter l’accumulation des verbes lors de la péroraison ainsi que la longueur de la période (à sept membres, rythme accumulatif). Les phrases sont juxtaposées ou coordonnées, la parataxe insiste sur le fouillis des propos et la lassitude qu’ils provoquent. Nous avons une cadence majeure amplificatrice qui souligne le manque de contrôle de soi d’Arrias, et se résout dans la clausule ridicule « jusqu’à éclater ».
La contradiction qui suit est en revanche précise et concise.
Lui succède un nouveau départ d’Arrias dans un discours où le personnage s’affirme par un « je » péremptoire et une nouvelle accumulation d’affirmations.
La révélation finale du nom du contradicteur prend plus de force dans la mesure où elle est assénée par un tiers qui la fait donc échapper à toute tentative d’usurpation d’identité.
La scène est menée avec vivacité, elle est réduite à sa plus simple expression. La Bruyère sait piquer notre curiosité et nous amener là où il veut en venir par un effet de surprise, un retournement très réussi.

C. Une morale implicite

La Bruyère se garde bien de commenter la déclaration finale, laissant le soin au lecteur de savourer la probable déconvenue d’Arrias, mais sans rien nous révéler d’un éventuel effet correcteur sur le personnage. Arrias saura-t-il tirer une leçon de ce camouflet ou continuera-t-il à se laisser emporter par sa sotte fatuité ?

II Des travers personnels

A. Celui qui veut briller à tout prix

Le portrait commence par une affirmation binaire dont les termes monosyllabiques martèlent des prétentions exorbitantes et fausses : la répétition d’un « tout » absolu, et la paronomase « lu », « vu » nous montrent qu’Arrias ne fait pas dans la nuance. D’ailleurs il revendique un statut d’« homme universel », c’est-à-dire d’encyclopédiste, cet idéal humaniste inaccessible qui, de toute façon, aurait nécessité l’humilité intellectuelle accompagnatrice. Enfin Arrias se décerne lui-même ces mérites de manière appuyée et impudique. Le verbe « persuader » signifie que nous avons quitté le domaine rationnel et, comme il est précédé de « vouloir », la prétention d’Arrias apparaît d’autant plus compulsive. Notons quand même qu’une part du personnage n’est pas dupe de sa mise en scène, car il demeure en lui un doute qui se révèle dans le « il se donne pour tel ».

B. Un menteur

Cette prétention qu’il ne peut assumer conduit Arrias à « mentir ». La conséquence est encore renforcée par la brièveté paratactique des deux-points. Notons que, dans le contexte janséniste de l’époque, ce choix délibéré du mensonge, marqué par le « aime mieux », revêt une connotation luciférienne de péché capital, d’autant plus qu’il est dicté par l’orgueil de « paraître ».

C. Un bavard impénitent

Ce besoin d’attirer le regard d’autrui conduit Arrias à monopoliser l’attention par sa logorrhée. D’emblée « il prend la parole », il impose sa présence bavarde. Il ne s’arrête plus, ce qui est marqué par la succession des verbes d’élocution : « il discourt », « il récite » (terme qui rajoute un aspect mécanique). Ce bavardage est égocentrique : en parlant des autres, le personnage ne fait que parler de lui-même. Le discours rapporté est ponctué par les « je » de celui qui n’admet pas l’interruption et la contradiction.

D. Un convive qui ne sait pas se tenir

Non seulement Arrias monopolise l’attention, mais il manque de discrétion. Lorsqu’il raconte ses « historiettes », « il en rit le premier jusqu’à éclater ». De même il n’a aucun tact à l’égard de son contradicteur, il « prend feu au contraire contre l’interrupteur ». Son emportement est une injure pour son opposant et un manque de savoir-vivre pour son hôte.

III Des travers qui perturbent la vie sociale

Ces prétentions orgueilleuses et le bavardage comme les mensonges qui en découlent ont des conséquences néfastes sur la vie sociale.

A. Le refus d’échanger

Arrias prend toute la place et, dans ce coup d’état domestique, stérilise le plaisir de partager. Il est important de noter que la scène du portrait s’inscrit au cours d’un banquet, lieu de convivialité par excellence. Le personnage « prend la parole, et l’ôte » aux autres dans le même mouvement. Finis les échanges, la liberté d’interrompre l’orateur du moment est confisquée. Arrias ne laisse aucune place au moindre silence qui permettrait à un autre de poursuivre. La succession des verbes d’élocution et la variété des sujets abordés, voire leur futilité, rendent compte de cette occupation du terrain.
Celui qui ose contredire Arrias se voit accabler du « feu » des preuves que le discoureur interrompu lui oppose. Arrias ne discute pas des éléments qu’on lui présente, il se borne à se réfugier derrière ses sources, un usage détourné de l’argument d’autorité. Arrias ne doute jamais.

B. La tromperie

La Bruyère ne nous donne aucune indication sur la provenance des informations auxquelles se réfère Arrias. Est-ce pure œuvre de son imagination ? Réutilisation d’un matériau acquis par des lectures ? Travail d’un conteur inspiré ? Dans tous les cas, en refusant de préciser ses sources, Arrias induit en erreur ses auditeurs.
Lorsque son contradicteur « lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies », il ne cherche pas à élucider le différend.
Arrias ne cherche pas la vérité. Au contraire il épouse la cause du « père du mensonge » (Évangile de Jean, 8 :44). La notation « [il] ne se trouble point » est significative, car, dans un contexte janséniste, elle évoque son absence de confusion face à la vérité qui se révèle.

C. Le déni d’autrui

Plus inquiétant, Arrias se comporte comme si autrui n’existait pas. Les convives sont pris en otage. Le contradicteur est balayé. Arrias reprend son soliloque, « le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencé ». Nous avons l’impression qu’il parle pour lui-même, que son auditoire est transparent. La langue n’est plus un vecteur de communication. Le destinataire a disparu, seul compte l’émetteur.

D. Une condamnation implicite

Le lecteur attentif pourra aussi se demander si implicitement La Bruyère ne condamne pas une société qui tolère, voire encourage des mégalomanes comme Arrias. En effet les défauts du personnage sont bien connus, or il continue d’être invité à la « table d’un grand ». Cette société aime-t-elle s’étourdir dans la virtuosité, ne préfère-t-elle pas la superficialité distrayante à l’austère vérité ?

Conclusion

Synthèse

Ce portrait peint par un moraliste est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. D’abord c’est sa forme voisine de l’apologue qui nous déconcerte. Nous prenons de plein fouet l’art du portrait en action dont la chute imprévue autant qu’énorme peut occulter la véracité du type. Nous comprenons alors qu’Arrias est un hâbleur invétéré, aveuglé par son narcissisme. S’arrêter là serait faire injure à La Bruyère. Le moraliste sous-tend d’un art implicite de se comporter en société son portrait satirique. Arrias est le contraire d’un « honnête homme » mesuré, épris de vérité et d’harmonie sociale. Cependant il nous semble que cette diatribe va plus loin encore dans ses silences lourds de reproches non formulés. Arrias n’est-il pas le produit d’une société qui privilégie le paraître, la virtuosité, l’insincérité ? La Bruyère dit beaucoup avec peu. Cette économie des moyens est finalement la marque de ce classicisme qui a su appliquer dans son art la morale qu’il s’était forgée.

Ouverture

La Bruyère est l’observateur impitoyable de son temps, il partage ce privilège de moraliste avec Pascal, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, Saint-Évremond et Saint-Simon. Aujourd’hui il inspire peut-être encore certains humoristes qui ont su retenir les recettes du portrait pour construire leurs sketchs et continuer à mettre en lumière nos petits défauts et grands travers.

Hypothèses onomastiques

Séthon : Roi fabuleux d’Égypte, Hérodote rapporte qu’il était grand prêtre de Ptah, à Memphis. Il dépouilla de ses privilèges la caste des guerriers, qui refusa de le secourir lors de l’invasion de Sennacherib. La Bruyère donne-t-il ce patronyme à l’ambassadeur pour qu’il soit celui qui ôte à Arrias le statut flatteur qu’il s’est octroyé ?

Arrias Si le patronyme avait été écrit avec un seul R, il aurait pu faire référence à cette mélodie chantée par une seule personne. La Bruyère suggère-t-il ainsi le discours accaparant et envahissant de son personnage ?

Voir aussi :

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