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La Princesse de Clèves – L’aveu

Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome III.

Madame de La Fayette « — Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari, mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. »

Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant : « Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. »

Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome III, 1678

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Une confession surprenante

Introduction

Situation

L’extrait provient de La Princesse de Clèves, un roman de Madame de La Fayette, publié en 1678. Cette chronique pseudo-historique dépeint les souffrances éprouvées par une jeune aristocrate de quinze ans tombée passionnément amoureuse d’un autre homme que son vieux mari. Alors que l’héroïne endure les conséquences du conflit entre ses sentiments pour le duc et son engagement matrimonial, elle doit confesser ce trouble pour échapper à la demande de son mari qui souhaite la voir revenir à la cour qu’elle a abandonnée. Ce retour ferait courir un risque important à sa vertu. Le texte à étudier rapporte l’entrevue entre les époux alors que le duc, caché (situation invraisemblable), écoute cette conversation intime.

Problématique

Comment Mme de La Fayette fait-elle de cet entretien entre époux un instant intense, pathétique et sublime ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord comment cette confession est douloureuse pour l’émettrice, puis comment elle est reçue de manière non moins poignante par son destinataire.

La Princesse de Clèves, l’aveu

Développement

1 – Un discours déchirant mais inévitable (1er paragraphe)

A) Une déclaration pénible

Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari, mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force.

Cette déclaration débute par l’interjection « Eh bien ». La princesse se précipite dans son aveu. Elle se donne du courage. Le geste de « se jeter » aux « genoux » de son époux confirme cette impulsion. Ce geste revêt des significations culturelles multiples :

  • une imploration,
  • la soumission à une autorité supérieure,
  • une demande d’absolution,
  • un témoignage de foi.
  • toutes valeurs à connotation religieuse.

Mme de Clèves ouvre gravement sa confession. Elle introduit son propos par un futur proche (« je vais vous faire ») en mettant l’accent sur son caractère étonnant (« un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari »).
Pour désarmer la défiance présumée de l’époux elle donne un motif à son aveu insolite : sa pureté. Dans une perspective chrétienne, elle s’appuie sur les actes (« l’innocence de la conduite ») et la conscience (les « intentions »). Elle nie donc toute fausseté.

B) Une argumentation rationnelle

Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge.

Mme de Clèves se lance alors dans son argumentation. Elle désire d’abord convaincre, elle a des « raisons ». Elle s’affirme au moyen d’un « je » qui prend à son compte l’énoncé. Son éloignement des dangers de la cour est sage. La princesse se réfère à sa jeunesse (elle a quinze ou seize ans).

Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire.

Elle présente un plaidoyer (argumentation du genre judiciaire).
Elle affirme qu’elle sauvegardera sa pureté à deux conditions : ne plus aller à la cour ou continuer à être conseillée par sa mère (mais cette dernière est morte), donc ne reste que la première solution. La princesse a utilisé une fausse fenêtre pour la symétrie.
Elle sollicite la noblesse de son époux (« liberté ») et indirectement son expérience d’homme beaucoup plus âgé qu’elle. Ingénument, elle le met devant ses responsabilités (le mari doit protéger sa femme) s’il ne répondait pas favorablement à sa demande. On voit affleurer une manœuvre inconsciente. Peu à peu la jeune épouse change de registre.

C) une argumentation affective

Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

Persuader, c’est se fonder sur la logique des « sentiments ».
Répétition de « prends », de « déplaire », « faire », tous effets d’insistance
Champ lexical des sentiments : « joie », « sentiments », « déplaire », « amitié », « estime », « pitié », « aimez ».
Notons la fin renforcée par un rythme ternaire (effet oratoire d’accomplissement stable et majestueux) : « conduisez », « ayez » et « aimez ». Ce rythme pointe à chaque fois sur un « moi » qui occupe tout l’espace. Enfin il est bâti sur une gradation (sens de plus en plus fort sur la façon dont la princesse veut être regardée) : conduire (comme une enfant), pitié (pour une jeune femme infortunée), amour (accepter la personne avec tout ce qu’elle est).
Il faut également expliquer les conceptions amoureuses de l’époque, idées héritées de la philosophie de l’Antiquité grecque :

  • Éros est fondé sur une relation sensuelle, éventuellement amoureuse et passionnelle, un fort désir de l’autre.
  • Philia est un sentiment d’amitié, associé à des valeurs communes. Cet amour est conditionnel, car il repose sur des centres d’intérêt partagés.
  • Agapé est un amour inconditionnel, altruiste, spirituel. Il est gratuit, il n’attend pas de retour. Il accepte l’autre dans sa totalité, avec ses qualités et ses défauts. Il a de la compassion pour l’autre. Il veut son bien. Il n’exige pas la réciprocité.

La princesse utilise ces concepts : elle vit Éros pour un autre que son époux, « sentiments qui vous déplaisent » (mais désir non accompli, elle est restée vertueuse). À son mari, elle accorde Philia, « amitié » et « estime ». Elle espère de lui Agapé, « pitié », « aimez-moi ».

Transition

Comment cet aveu sincère va-t-il être reçu par le prince ?

2 – Une accueil digne mais navré (2e paragraphe)

A) Un mari « assommé »

Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme.

Le prince est ailleurs. Toute son attitude montre qu’il est perdu dans ses pensées. Il ne regarde même pas sa femme. Lui, qui est si bien policé, n’a pas fait « relever sa femme ». En fait il paraît écrasé par ce qu’il a entendu.

Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassant en la relevant

Il est confronté durement à une situation émouvante et pathétique (registre de la douleur) :

  • Sa femme « à genoux » (attitude d’humilité)
  • « Le visage couvert de pleurs » (souffrance exprimée de manière hyperbolique par « couvert »)
  • L’ensemble renforçant sa « beauté » (elle aussi qualifiée de manière hyperbolique par « admirable »)

C’est tout le tableau religieux d’une sainte qui implore son pardon dans le goût baroque du temps.
La souffrance qu’il éprouve est extrême (elle aussi qualifiée de manière hyperbolique par « il pensa mourir »). Mais ici, l’excès du style précieux est justifié (d’ailleurs le prince mourra de cette révélation un peu plus tard).

B) estime et plainte

Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été.

Le prince répond en réutilisant l’expression de son épouse « Ayez pitié de moi ». Les deux conjoints font assaut de générosité. (Opposition de « je », « mienne » à des « vôtre », « vous » ; parallélisme entre « affliction », « mienne » et « procédé », « vôtre »)
Il revendique sa « dignité », terme à double sens (mérite et attitude remarquable par sa grandeur d’âme).
C’est justement le deuxième sens qui va lui permettre de demander pardon pour son impolitesse (avoir laissé sa femme à genoux). Il admet n’avoir pas été au diapason de son épouse.
Il se justifie par la douleur éprouvée « affliction violente » (deux termes forts, affliction = chagrin et grand malheur).
Comme la princesse, il conclut sur un double registre :

  • Un éloge (discours épidictique), « plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde » (exprimé de manière hyperbolique). Cette louange répond à celle de la princesse, « plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ». (Parallélisme des propos)
  • Une lamentation, « mais je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été » (exprimée de manière hyperbolique) qui est la contrepartie de la prière de la princesse.

Conclusion

Cette scène de l’aveu est remarquable.
Dramatiquement (pour l’intrigue), elle confirme la princesse dans la division sentimentale de son être entre l’estime respectueuse pour son époux et son attrait physique pour le duc. Elle renforce malheureusement le prince dans son impuissance à satisfaire son désir. Il a confirmation que sa jeune épouse est admirable, mais il ne peut s’empêcher d’envier intimement celui dont elle est éprise. Quant au témoin caché (le duc), il sait avec assurance qu’il est l’amant de cœur mais sans espoir d’obtenir plus. Nous avons là une situation des impossibilités amoureuses (un peu à la manière de Racine dans Andromaque).
Psychologiquement, cette scène insiste sur le caractère poignant de la princesse : presqu’une enfant, seule et désarmée. Le prince n’est pas en reste avec son désespoir d’homme trop âgé pour éveiller le désir chez sa jeune épouse. Mme de La Fayette nous livre des perspectives nuancées sur les divers aspects de l’amour qui, finalement, ne peut jamais satisfaire notre besoin d’absolu.
Esthétiquement, Mme de La Fayette nous donne un modèle de ces pages nées de la préciosité féminine souvent moquée à la suite de Molière (qui en a stigmatisé les abus) mais qui, ici, reste mesurée (voire économe) dans son exploration des secrets du cœur. Les tourments des personnages sonnent juste. Le registre pathétique confine au sublime (élévation des sentiments et des comportements) tant les époux manifestent de la compassion (partage de la souffrance d’autrui) et de la générosité l’un pour l’autre. Tous les deux entendent se comporter « avec honneur » selon une conception platonicienne de l’amour.

Voir aussi :

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Illustration (scène de l’aveu) : La Fayette, La Princesse de Clèves, Paris, L. Conquet, 1889 (Bibliothèque nationale de France).