Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome II
Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Mme de Clèves. Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à son mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre.
Mme la dauphine était assise sur le lit et parlait bas à Mme de Clèves, qui était debout devant elle. Mme de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à devenir que c’était son portrait, elle en fut si troublée que Mme la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de Mme de Clèves qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire.
Mme de Clèves n’était pas peu embarrassée. La raison voulait qu’elle demandât son portrait ; mais, en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle en fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : — Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse.
Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome II, 1678.
Analyse linéaire
La subtilité d’un extrait de roman précieux
Introduction
Situation
L’extrait provient de La Princesse de Clèves, un roman de Madame de La Fayette, publié en 1678. Cette chronique pseudo-historique dépeint les souffrances éprouvées par une jeune aristocrate de quinze ans tombée passionnément amoureuse d’un autre homme que son vieux mari. La princesse a voulu échapper aux dangers de la cour où elle rencontre son amant qu’elle apprécie malgré ses préventions. Elle s’est donc réfugiée à la campagne. Mais son mari lui a demandé de revenir à Paris. Elle comprend que son exil ne l’a pas guérie de son attirance pour le duc de Nemours, d’autant plus que cet homme réputé grand séducteur a mis fin, pour elle, à un futur mariage royal. Elle essaie de l’écarter, mais se produit un événement auquel elle ne peut échapper : la reine dauphine a convié toutes les femmes qu’elle apprécie à une séance de portraits.
Problématique
En quoi cette scène peu vraisemblable est-elle l’occasion de nous livrer une analyse subtile ?
Annonce de plan linéaire
Nous examinerons d’abord pourquoi le duc commet une action contraire à la morale, puis comment celle qui le surprend s’en trouve flattée, pour enfin considérer la connivence que cette subtilisation crée entre eux.
Développement
1 – Un acte indigne d’un honnête homme mais compréhensible (1er paragraphe)
A) Une convoitise déjà présente
Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Mme de Clèves.
Cette envie ancienne (à apprécier, car le duc n’a croisé la route de la princesse que depuis quelques mois tout au plus. En fait ce longtemps marque surtout la force incoercible de ce désir) est soulignée par le présentatif « il y avait » accompagné de l’adverbe « longtemps ». Mme de La Fayette suggère que la durée n’est pas vécue de la même manière par un amoureux obnubilé par l’objet de sa passion.
B) Des motifs contestables
Lorsqu’il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à son mari qu’il croyait tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre.
Quelles sont les raisons de ce larcin irrésistible ?
- De fait, le duc ne peut subtiliser l’exemplaire de la reine dauphine, il risquerait la honte d’être découvert et le bannissement de la cour (une mort sociale en quelque sorte).
- Dérober celui du prince, c’est prendre sa revanche sur un « mari qu’il croyait tendrement aimé », c’est donc le signe d’une jalousie intime.
- Il se croit insoupçonnable.
Le duc reste clairvoyant et connaît parfaitement les risques qu’il prend comme les conséquences de son acte. Il n’y a rien d’irréfléchi dans son geste.
Transition
Quelles vont être les réactions de la princesse devant ce larcin ?
2 – Une révélation qui ne déplaît pas (2e paragraphe)
A) Une spectatrice vigilante et fascinée
Mme la dauphine était assise sur le lit et parlait bas à Mme de Clèves, qui était debout devant elle. Mme de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n’était qu’à demi fermé, M. De Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table.
La princesse surveille déjà le duc, preuve qu’elle s’intéresse particulièrement à lui. Elle comprend tout de suite ce qui est en train d’arriver. L’accumulation des détails rapportés montre assez qu’elle observe M. de Nemours. « Sans tourner la tête » indique que le duc est résolu et ne veut pas qu’on l’incrimine. Il ravit le portrait « adroitement » : il n’est en rien ému et se comporte comme un voleur à l’étalage professionnel. Elle comprend que le geste de M. de Nemours est intentionnel. De plus, pendant toute la scène, Mme de Clèves observe le duc par-dessus la dauphine et ne fait pas attention aux propos de son hôtesse. Elle est fascinée par l’événement.
B) Une reconnaissance implicite
Elle n’eut pas de peine à devenir que c’était son portrait, elle en fut si troublée que Mme la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait.
Ce regard concentré sur le duc indique chez Mme de Clèves la puissance de l’attirance passionnée qu’elle lui porte malgré elle.
De même c’est cette attention soutenue qui lui fait comprendre de manière juste ce qui vient de se passer. Cette intuition lui révèle son affection refoulée.
Elle reprend conscience de l’ardeur de ses sentiments qu’elle croyait avoir apaisée lors de son séjour à Coulommiers. Ce constat la « trouble » profondément. Son désarroi ne peut plus être caché. Il lui vaut un reproche de la dauphine qui ne peut que mettre en éveil l’entourage dont le duc. Ce qui était dissimulé apparaît au grand jour. La princesse livre ainsi le secret de son cœur à la connaissance des personnes présentes.
3 – Une connivence « embarrassée » (3e paragraphe)
A) Un dilemme
Mme de Clèves n’était pas peu embarrassée. La raison voulait qu’elle demandât son portrait ; mais, en le demandant publiquement, c’était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c’était quasi l’engager à lui parler de sa passion.
L’« embarras » de la princesse provient de ce qu’elle renonce tout de suite à la voie de la « raison ». Ce terme signifie bon sens, réaction normale. (N’oublions pas que la préciosité, héritière de l’amour courtois médiéval, pense comme lui que l’amour est toujours adversaire de Raison). Compte tenu de son inclination pour le duc, elle est empêtrée dans un dilemme (aucune des solutions ne convient pour résoudre le problème) :
- Dénoncer le larcin en public serait compromettre le duc, pas tant comme un voleur (action indigne dont la jeune femme ne le croit pas capable), mais comme un amant fervent (pouvant commettre une mauvaise action au nom de l’amour).
- Le lui faire observer plus tard en privé, serait lui permettre de se déclarer, position indécente pour une femme mariée.
En fait la princesse doute, elle est partagée entre inquiétude et jouissance.
Ce dilemme n’est concevable que si l’on adopte la philosophie de « l’honnête homme » du Siècle classique (du moins dans sa version précieuse et féminine ici).
- « L’honnête homme » a hérité des vertus courtoises : c’est un héros courageux, un amant fidèle, un bon chrétien. Dans ce contexte, permettre au duc de se déclarer en privé serait une triple faute : une injure au patronyme de son mari (lien avec l’honneur), un outrage à la fidélité due à son époux, un début de péché adultérin selon la morale chrétienne.
- « L’honnête homme » sait se dominer, se régler sur la société mondaine avec laquelle il fraye. Donc accuser publiquement l’acte du duc serait porter préjudice à un gentilhomme respectant sa maîtresse et apprécié de toute la cour.
L’honnête homme au siècle classique »
Ce dilemme révèle la subtilité de la casuistique (morale des cas particuliers) précieuse. Le combat intérieur et la réponse que lui donne la princesse se comprennent par la morale de « l’honnêteté » qui repose en particulier sur le précepte latin : Intus ut libet, foris ut moris est (À l’intérieur, fais comme il te plaît, à l’extérieur, agis selon la coutume). Au XVIIe siècle, l’honnêteté constitue le soubassement d’une vie en société possible, sinon acceptable. Elle dénonce les débordements tout en affirmant que chacun reste libre de penser dans sa conscience, d’où ce décalage entre le jugement et la conduite (divergence assumée de manière dommageable par la jeune femme).
B) Un silence qui peut discréditer
Enfin elle jugea qu’il valait mieux le lui laisser, et elle en fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait.
L’analyse de la narratrice révèle deux aspects importants :
- Non seulement Mme de Clèves ne regrette pas sa décision, mais elle en est « bien aise », autant dire qu’elle est touchée par la folie amoureuse du duc (qui a pris un grand risque pour elle),
- qu’elle pense à tort que sa discrétion ne pourra être utilisée par le duc.
Elle ne semble pas concevoir que son choix porte préjudice à son mari, propriétaire du portrait et qui possède des droits sur sa personne (le portrait est une représentation métaphorique de la personne).
Se référer à l’amour courtois est là encore possible : laisser le portrait à l’amant rappelle le don des couleurs par la « dame » à son chevalier servant.
C) clairement compris par l’auteur du vol
M. de Nemours, qui remarquait son embarras et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : — Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse.
Le duc lui aussi est mû par l’intuition. Il « devine » car l’amour rend clairvoyant.
Fidèle à lui-même, il n’éprouve aucun remords ni confusion. En conquérant sûr de lui, il passe à l’attaque et pousse son avantage. Il exploite l’indécision de la jeune femme.
(Remarquons les rôles conventionnels de la femme soumise et de l’homme qui prend l’initiative.)
Les propos corrigent quand même la faute et l’audace du duc qui a fort bien conduit son affaire.
M. de Nemours exprime une supplique : « ayez la bonté » qui est aussi une tentative de se faire absoudre (implicitement il met en avant la force de ses sentiments) et un recours à la grandeur d’âme de la princesse, « me laisser croire que vous l’ignorez ; je n’ose vous en demander davantage ».
Suprême finesse, il s’en sert pour vérifier ce que son intuition lui a laissé deviner.
La soudaineté du départ qui suit peut avoir deux sens non exclusifs :
- Le duc se manifeste comme un amant respectueux,
- dans la continuité de son geste hardi, il se montre sûr de sa victoire.
Conclusion
Cette scène est à la fois très rapide, comprise par les seuls protagonistes, toute en intériorité mais étrange par son caractère extraordinaire.
Elle est remarquable surtout par la subtilité de ses analyses psychologiques sur les sentiments amoureux. C’est un texte produit par la préciosité féminine. Mme de La Fayette excelle à nous montrer les stratégies de la passion : le geste de Nemours, son habileté à mettre la princesse de Clèves dans une situation embarrassante, les arrangements entre les bienséances et les sentiments intimes. La romancière joue habilement de la morale des « honnêtes » gens pour étudier leurs réactions dans dune situation exceptionnelle. C’est un assaut d’audace et de délicatesse. Les âmes bien nées savent se rejoindre tout en se respectant : difficile équilibre !
Dans l’économie du récit, cette scène produit une accélération de l’intrigue. La princesse prend un plaisir secret à être admirée, sans se rendre compte qu’elle devient prisonnière de son rôle de proie.
N’aurait-elle pu agir autrement ?: Par exemple ne pas trahir le duc en public, mais, par une lettre privée ultérieure, obtenir de lui la restitution du portrait. Mme de La Fayette ne l’a pas voulu pour nous montrer qu’à l’exemple de la princesse, nous entretenons une complicité secrète et masochiste avec ces désirs qui nous rongent. La passion est vécue sur le mode indissociable du plaisir et de la souffrance, mais elle est un leurre. Il faut la fuir, elle est un péril pour le repos de l’âme. Cet aspect est difficilement admissible pour un lecteur contemporain qui a succombé depuis aux sortilèges de la littérature romantique.
Voir aussi :
Illustration (portrait) : La Fayette, La Princesse de Clèves, Paris, L. Conquet, 1889 (Bibliothèque nationale de France).