Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome I
Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait. Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves sans avoir un grand étonnement.
M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, tome I, 1678.
Analyse linéaire
Le topos (cliché) de la scène de rencontre revisité
Introduction
Situation
L’extrait provient de La Princesse de Clèves, un roman de Madame de La Fayette, publié en 1678. Cette chronique pseudo-historique dépeint les souffrances éprouvées par une jeune aristocrate de quinze ans tombée passionnément amoureuse d’un autre homme que son vieux mari. Le texte à étudier raconte comment l’héroïne et le jeune et beau duc de Nemours se découvrent.
Problématique
Comment Mme de La Fayette traite-t-elle en scène théâtrale cette première rencontre entre deux de ces principaux personnages ?
Annonce de plan linéaire
Nous examinerons d’abord comment cette première rencontre est conditionnée par le lieu, puis les effets surprenants qu’elle entraîne.
Développement
1 – Un lieu où il faut briller et où l’on est jugé (1er paragraphe)
A) Le jeu du paraître
Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre.
La scène se déroule au « Louvre », le palais royal, lors du bal donné pour les fiançailles de la fille du roi (« le jour des fiançailles ») : toutes les personnes de la haute aristocratie ont été invitées à cet événement mondain officiel. L’invitation permet de savoir si l’on est bien en cour. Ne pas s’y rendre serait s’exclure de la faveur royale.
La jeune princesse de Clèves doit apprêter sa personne pour se montrer à son avantage en public. Nous comprenons combien les apparences sont importantes dans cette société de courtisans (« Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer (connotation d’artificialité) »).
B) Des apparitions remarquées
Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure ;
Dès le premier instant, nous relevons combien cette société (un « on » généralisant) détaille du regard les individus. Les arrivants sont jugés sur l’extérieur de leur personne.
le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à qui on faisait place.
Se produit un événement perturbateur. Mme de La Fayette éveille notre attention en sollicitant notre ouïe. Un personnage important (« à qui on faisait place ») vient d’arriver et perturbe le déroulement de la fête. Qui est-ce ?
Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu’elle cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait.
La vue et l’ouïe sont toujours aux aguets. La princesse « cherche des yeux ». Le roi « crie », ce qui signifie qu’il y a un important bruit de fond. Les conversations personnelles sont probablement difficiles et les participants à la fête ne peuvent donc mieux se connaître.
Le projet de la princesse, son « dessein », doit s’effacer devant l’ordre royal, « prendre ». Les courtisans sont contraints par le bon plaisir du monarque. Le roi, par ce caprice, va bouleverser de manière imprévisible l’existence de la jeune femme. Il met ainsi en route l’engrenage de la fatalité.
Elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait.
C’est toujours la vue qui informe. Remarquons l’intuition de la princesse. La jeune femme, au premier regard, sait à qui elle a affaire.
Le duc se comporte en conquérant qui prend d’assaut une place forte. Il manifeste une assurance peu ordinaire.
C) Premières sensations déterminantes
Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves sans avoir un grand étonnement.
Nous avons le sentiment que le duc est accepté avant même d’avoir été examiné.
Nous connaissons d’abord le ressenti de la princesse (« surprise »). Ensuite c’est un observateur externe (un « on », implicitement le public) qui nous fait part de ses réactions. Il isole les protagonistes de la masse des courtisans, car ils sont « brillants », d’où la « surprise » de Mme de Clèves devant le duc, et l’étonnement (au sens étymologique de frappé par la foudre) des participants à la vue de la princesse. Tous deux sont émus, mais chez le duc ce bouleversement est connoté comme un coup de foudre.
Ces impressions proviennent de la vue (« voir » 2 occurrences, « vu », « air »).
Il s’agit de remarques superficielles, provenant de l’aspect de la personne : le duc comme la princesse, a pris « le soin de se parer ». Cependant Mme de La Fayette insiste sur le fait que cette recherche « augmente encore (redondance) l’air brillant qui était dans sa personne », cette recherche est en harmonie avec la nature du duc et la rehausse.
Transition
Ces sensations extraordinaires entraînent aussitôt des réactions surprenantes.
2 – Des effets inattendus (2e paragraphe)
A) Un duc conquérant aussitôt soumis
M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration.
La romancière utilise le qualificatif de « surpris » qu’elle développe au moyen d’une conjonction de conséquence et d’intensité. Le duc perd sa réserve d’honnête homme à l’égard d’une femme mariée.
B) Un couple seyant
Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges.
Le couple est harmonieux. Sa danse aimante tous les regards. L’assistance nous fait entendre un « murmure ». Les conversations se sont donc arrêtées. Les regards des courtisans (sans doute blasés en temps ordinaire) contemplent la grâce du couple qui les éblouit et leur fait envie (« louanges »). Tout est suggéré en peu de mots.
C) Des souverains impressionnés
Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
Cet accord laisse supposer une affinité naturelle à la fois rare et surprenante (les deux sens de « singulier »). Elle excite l’intérêt des souverains qui se livrent aussitôt à une investigation pour savoir si les danseurs n’auraient pas auparavant fait connaissance entre eux sans que la cour le sache. N’oublions pas que les aventures de « galanterie » sont le passe-temps préféré de ce monde désœuvré, et que la famille royale veut être la première informée de toutes ces intrigues sentimentales (une manière d’exercer son pouvoir et son contrôle). C’est pourquoi elle les fait venir aussitôt pour les questionner. Quelle conclusion en tirer ? Le commérage courtisan a déjà lié la princesse et le duc, ils vont si bien ensemble ! En effet le duc est une célébrité de la cour (il devrait épouser la reine d’Angleterre). Dès lors les deux personnages vont se trouver épiés, obligés de se surveiller pour ne pas donner prise aux interprétations malveillantes. Ces entraves vont contribuer aux tourments passionnels des amants.
Conclusion
Cette scène répond, par bien des aspects, au cliché romanesque de la première rencontre, celui du coup de foudre survenu au premier regard. Mme de La Fayette en fait une scène théâtrale en concentrant tous les regards sur les personnages qui monopolisent ainsi notre attention comme celle des participants au bal.
Ce topos est cependant renouvelé parce que Mme de La Fayette le place dans le cadre du théâtre mondain de la cour de France. La romancière, en moraliste avisée, nous livre une société du paraître en perpétuelle représentation. Il faut y briller pour plaire. Cette futilité, ces divertissements sentimentaux (au sens pascalien) pour se conformer à la mode, ce jeu de séduction irresponsable sont dangereux pour de jeunes filles. Mme de Clèves, pourtant prévenue par Mme de Chartres, sa mère, va s’y consumer. Cette première rencontre ouvre une aventure sentimentale et psychologique attirante et douloureuse, elle accélère l’intrigue.