Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables
Second recueil (1678), fable 11 : « Les deux amis »
1 Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre :
Les amis de ce pays-là
Valent bien dit-on ceux du nôtre.
5 Une nuit que chacun s’occupait au sommeil,
Et mettait à profit l’absence du Soleil,
Un de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il court chez son intime, éveille les valets :
Morphée avait touché le seuil de ce palais.
10 L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ;
Vient trouver l’autre, et dit : Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
À mieux user du temps destiné pour le somme :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
15 En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ?
— Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
20 Je vous rends grâce de ce zèle.
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.
Qui d’eux aimait le mieux, que t’en semble, Lecteur ?
25 Cette difficulté vaut bien qu’on la propose.
Qu’un ami véritable est une douce chose.
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
30 Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.
Résumé
Deux amis vivent au Monomotapa. Une nuit, l’un d’eux se précipite dans la chambre de l’autre qui, inquiet, se réveille et lui propose aussitôt pour le satisfaire son épée, sa bourse et son esclave. Le premier des amis explique à l’autre qu’il a rêvé de lui et l’a vu un peu triste. La Fontaine prend alors à témoin le lecteur des vertus de l’amitié.
Introduction
Cette fable est issue de second recueil des Fables, lequel recueil contient des sujets plus variés et des fables plus complexes et des critiques plus « élaborées ».
Cette fable est construite selon la manière « classique » chez La Fontaine avec des octosyllabes et des alexandrins.
Une amitié véritable et réciproque
- Les adjectifs « vrai » et « véritable » soulignent l’amitié véritable qui lie les deux amis.
- Récurrence du substantif « ami » et isotopie lexicale de l’amitié.
- Les deux amis sont délicats et font preuve d’un certain empressement : le premier est ému et inquiet, le second va au devant des problèmes de son ami → entraide dans tous les domaines : argent, querelle et amour.
- À partir du vers 28, La Fontaine précise la morale de la fable, qui est plutôt une définition du véritable ami.
- La Fontaine suggère l’empressement par un rythme accéléré dans le dialogue : phrases courtes, coupe des vers, notamment des vers 10 à 18.
- À relever la question posée sour forme d’énigme par La Fontaine (vers 24) : les deux amis s’aiment autant l’un que l’autre et l’on ne peut répondre à la question. La démonstration est une réussite : il s’agit de « deux vrais amis » (vers 1) : l’amitié est parfaitement réciproque.
Une amitié utopique
- Cette amitié paraît quand même utopique. Notez le lieu évoqué dès le début de la fable : le « Monomotapa », royaume d’Afrique australe, relève, pour l’auteur, de la recherche d’un exotisme certain, situant la scène en dehors de l’Europe1.
- Relevez aussi l’absence d’identité des deux personnages : ils sont nommés par le substitut « ami ».
- L’hyperbole souligne l’exagération de l’un des deux amis : il y a disproportion entre la cause et la réaction : « vous m’êtes en dormant un peu triste apparu… je suis vite accouru » → accélération du rythme aux vers 7-8, 10-15 : rejets et enjambements.
- Une certaine ironie est perceptible : le milieu social des personnages fait référence à la noblesse (champ lexical) → une telle amitié ne peut exister et encore moins chez des nobles (cf. vers 3 et 4).
- L’emploi de l’imparfait souligne le fait que l’action est complètement révolue.
Pour conclure…
Cette fable, au rythme vif, est une véritable scène de théâtre : notez l’évocation très rapide du décor, les protagonistes sont présentés très rapidement.
La Fontaine a choisi, dans cette fable, le thème de l’amitié car il pensait que ce sentiment manquait aux courtisans et aux nobles du XVIIe siècle.
Note
1 Voir A. Molinié, « L’Afrique dans Pierre du Jarric. Le royaume du Monomotapa » dans L’Afrique au XVIIe siècle. Mythes et réalités, § « Pourquoi le Monomotapa », p. 159.