La Fontaine (1621-1695), Fables, IX, 8
Le Fou qui vend la sagesse
Jamais auprès des fousa ne te mets à portée.
Je ne te puis donner un plus sage conseil.
Il n’est enseignement pareil
À celui-là de fuir une tête éventée1.
5 On en voit souvent dans les cours.
Le Prince y prend plaisir ; car ils donnent toujours
Quelque trait2 aux fripons, aux sots, aux ridicules.
Un Fola allait criant3 par tous les carrefours
Qu’il vendait la sagesse, et les mortels crédules
10 De courir à l’achat ; chacun fut diligent4.
On essuyait force grimaces ;
Puis on avait pour son argent,
Avec un bon soufflet, un fil long de deux brasses5.
La plupart s’en fâchaient ; mais que leur servait-il ?
15 C’étaient les plus moqués ; le mieux était de rire,
Ou de s’en aller, sans rien dire,
Avec son soufflet et son fil.
De chercher du sens à la chose,
On se fût fait siffler ainsi qu’un ignorant.
20 La raison est-elle garant
De ce que fait un fou ? Le hasard est la cause
De tout ce qui se passe en un cerveau blessé.
Du fil et du soufflet pourtant embarrassé,
Un des dupes un jour alla trouver un sage,
25 Qui, sans hésiter davantage,
Lui dit : « Ce sont ici hiéroglyphes tout purs.
Les gens bien conseillés, et qui voudront bien faire,
Entre eux et les gens fous mettront pour l’ordinaire
La longueur de ce fil ; sinon je les tiens sûrs
30 De quelque semblable caresse.
Vous n’êtes point trompé : ce fou vend la sagesse. »Jean de La Fontaine, Fables, IX, 8.Notes
a Fou, fol : nom et adjectif issu du latin classique follis, « soufflet pour le feu » et « sac, ballon plein d’air ». Fol est considéré comme vieilli à partir du XVIIe siècle. « Autrefois le substantif masculin, dans fou du roi […] désignait un bouffon attaché à la personne d’un haut personnage dont il parodiait le comportement et celui de son entourage. » (Dictionnaire historique de la langue française)
Sur « fou du roi » : « Le fou du roi avait pour vocation de distraire le souverain par ses plaisanteries, ses facéties, ses boutades parfois audacieuses, ou ses acrobaties. Il vivait à la Cour, où il occupait une place à part et faisait souvent l’objet du mépris des courtisans. Cependant, il était appelé à jouer parfois un rôle subversif, voire politique, dans la mesure où son statut lui procurait, sous couvert de la folie et du badinage, une entière liberté de parole. Il était ainsi la seule personne dans l’entourage immédiat du souverain à pouvoir affirmer des vérités dérangeantes sur le mode humoristique et à faire montre d’une certaine impertinence sans courir le risque d’être puni. » (Encyclopédie Encarta)
Voir aussi Littérature, textes et documents, Moyen Âge – XVIe siècle : « […] Il ne faut pas oublier le rôle singulier des « Fous » du roi, autorisés à dire n’importe quoi, et considérés souvent comme détenteurs de la véritable sagesse. […] » (page 157).
1 Écervelée, étourdie.
2 Attaque satirique.
3 Aller, et le participe présent. Ne cesser de, et l’infinitif. (G. Cayrou, Dictionnaire du français classique)
4 Qui met toute l’application nécessaire. Empressé, zélé.
5 Longueur de deux bras étendus.
Pour le commentaire de la fable…
Une fable égayée
Une scène de farce : du vers 8 au vers 17, la mise en scène est très théâtrale.
- Le lexique : « carrefours », « soufflet », « criant », « argent », « vendait », « achat » → une place de marché animée.
- La thématique lexicale de la farce : « grimaces », « soufflet », « crédules », « dupes ».
- Les figures
- de la répétition : les imparfaits à valeur itérative « on essuyait », « on avait », « s’en fâchaient » suggèrent une série incessante de duperies et de paires de claques. Cette impression de répétition est renforcée par la périphrase du vers 8 : « un Fol allait criant par tous les carrefours ».
- de l’amplification : afin de suggérer l’abondance des soufflets, La Fontaine utilise des pluriels hyperbolisants : « tous » (8), « chacun » (10, indéfini synonyme de tous), « la plupart » (14). On observe également le déterminant indéfini « force grimaces » (sens : beaucoup de), et le lexique de la pluralité : « par tous les carrefours » (du latin quadrifurcum, « à quatre fourches » ; le sens est ici « partout »), « les mortels ». L’emploi des superlatifs du vers 15 (« les plus moqués », « le mieux ») et la caractérisation intensive du vers 13 (« un bon soufflet ») relève également de l’hyperbolisation.
Une agitation proprement théâtrale : la concision et l’ellipse contribuent à l’animation de la scène.
- Une métrique expressive
- les enjambements : vers 8-9, 9-10, 12-13.
- l’alternance alexandrins / octosyllabes.
- Une syntaxe mimétique
- L’infinitif de narration du vers 10 (« et les mortels crédules / de courir ») permet de souligner le lien de cause à conséquence avec ce qui précède. L’abondance des liens logiques (polysyndète) souligne l’enchaînement mécanique d’actions engendrées par des motivations irrationnelles : « puis on avait pour son argent », « mais que leur servait-il ? », « ou de s’en aller ».
- De nombreuses phrases courtes. Mais la syntaxe change à partir du vers 23.
- La veine burlesque
- Un environnement trivial évoqué avec un vocabulaire relevant du sujet sérieux : « la Sagesse », « les […] mortels » (9), « diligent » (10).
Une construction vertigineuse : une fable bâtie autour d’un paradoxe
- La moralité entre dans l’anecdote et prend un sens nouveau.
- L’art de la transition : le « je » du début de la fable est le « je » du philosophe. Le fabuliste introduit un « te », à l’instar de la tradition dialogique de la philosophie antique. On note les hyperboles « jamais auprès des fous », « un plus sage conseil », « il n’est d’enseignement pareil », « on en voit souvent », « car ils donnent toujours ». → un discours apparemment moralisateur. Le point d’orgue se situe au vers 7 : « Quelque trait aux fripons, aux sots, aux ridicules » (rythme ternaire → effet de gradation) : le vice le plus grave est celui d’être ridicule. Le « je » du vers 2 est relayé par le « on » du vers 5 : le passage du discours au récit se produit ainsi progressivement.
- La figure de clôture (conglobation) : le texte doit être relu dans un sens différent. Le discours direct du sage (à partir du vers 26) : la morale est l’émanation de l’anecdote ; La Fontaine ne fait que répéter les propos tenus par le sage. Les propos du fou sont proférés par le sage. La fable n’est pas tautologique : le début de la fable prend une autre signification. Le fou est ici l’allégorie du fabuliste, et la fable comporte deux leçons :
- la leçon du vers 1
- et une leçon plus implicite : un fou peut dire des vérités, il ne faut pas se fier aux apparences. Celui qu’on pense fou n’est peut-être pas si fou que cela…