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Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 23

Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803)

Les Liaisons dangereuses (1782)

Lettre XXIII

Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil

Laclos Je n’eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l’aimable prêcheuse me servit mieux que n’aurait pu faire mon adresse. « Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en arrêtant sur moi son doux regard : comment passe-t-on sa vie à mal faire ? — Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure ; et je ne conçois pas qu’avec autant d’esprit que vous en avez, vous ne m’ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne, pour qu’il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l’exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre. Eh ! peut-être l’action dont vous me louez aujourd’hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif ! (Vous voyez, ma belle amie, combien j’étais près de la vérité.) Ce n’est pas à moi, continuai-je, que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu’un moyen de plaire. Je n’étais, puisqu’il faut le dire, que le faible agent de la divinité que j’adore (ici elle voulut m’interrompre ; mais je ne lui en donnai pas le temps). Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m’échappe que par faiblesse. Je m’étais promis de vous le taire ; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours ; mais, incapable de tromper, quand j’ai sous les yeux l’exemple de la candeur, je n’aurai point à me reprocher avec vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances me seront chères ; elles me prouveront l’excès de mon amour ; c’est à vos pieds, c’est dans votre sein que je déposerai mes peines. J’y puiserai des forces pour souffrir de nouveau ; j’y trouverai la bonté compatissante, et je me croirai consolé, parce que vous m’aurez plaint. Ô vous que j’adore ! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi. » Cependant j’étais à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l’expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s’écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m’étais livré à tel point que je pleurais aussi ; et, reprenant ses mains, je les baignais de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire ; car elle était si occupée de sa douleur, qu’elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n’avais pas trouvé ce moyen de l’en avertir. J’y gagnai de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l’attrait puissant des larmes. Ma tête s’échauffait, et j’étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.
   Quelle est donc notre faiblesse ? quel est l’empire des circonstances, si moi-même, oubliant mes projets, j’ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d’une pénible défaite ; si, séduit par un désir de jeune homme, j’ai pensé exposer le vainqueur de madame de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l’insipide avantage d’avoir eu une femme de plus ! Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister ; qu’elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, et soit contrainte d’avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l’affût le cerf qu’il a surpris ; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n’est-ce pas ? mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l’avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.
   Nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Madame de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d’un des flambeaux, et sortit.

Pour le commentaire…

Nous sommes ici au début du roman. Dans la lettre XXII, la Présidente de Tourvel raconte à Madame de Volanges qu’un domestique « a été témoin [d’une] vertueuse action » : Valmont a secouru une famille d’indigents en ayant pris soin auparavant d’être vu. Pour étudier notre extrait, nous pourrions adopter les axes suivants :
• Laclos exploite avec virtuosité les ressources du genre épistolaire : il juxtapose différentes énonciations.
• Valmont, personnage de récit, parle à Madame de Tourvel à des fins de séduction. Il écrit à Madame de Merteuil pour instaurer aussi une relation de séduction.
• La relation Laclos / lecteur est intéressante : il dépeint les caractères des personnages en les faisant parler : effets d’ironie, "clins d’œil" dirigés vers le lecteur, l’exemple le plus frappant étant peut-être la phrase : « Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. » → il s’agit d’un message ironique : c’est un message que porte Valmont à son insu.

  • Les jeux d’ironie qui naissent de la double énonciation : le décor présente un salon mal éclairé. Nous avons affaire à une confidence, à une scène d’aveu (d’amour) à l’égard de la Présidente de Tourvel.
  • Valmont se fait relais du romancier : il dresse un portrait assez fin de la Présidente. Il faut noter que les personnages sont décrits par les épistoliers eux-mêmes dans le roman épistolaire.
  • Le dialogue déséquilibré : il y a hypertrophie du moi de Valmont. La peinture du personnage est faite de manière indirecte ; il se décrit lui-même en parlant (vantardise).
  • Le discours rhétorique de Valmont : il utilise un discours propre à la rhétorique judiciaire → séduire, flatter le juge que représente la Présidente de Tourvel. D’un autre côté, il a la volonté d’outrager la Présidente dans une perspective de surprise. L’évocation de l’amour adultère par Valmont (via une métaphore blasphématoire) fait sursauter Madame de Tourvel (elle est choquée). C’est le moment où Valmont fait son aveu → visée apologétique et de séduction. La Présidente de Tourvel se trouve au centre d’une contradiction : elle hésite entre le Valmont libertin et le Valmont homme de bien.
  • À la fin de notre extrait, Valmont propose une "réconciliation" : il parle d’un amour qui resterait platonique, sans espoir de retour. En fait, il s’agit d’un piège : il veut véritablement séduire la Présidente.
  • On note bien la volonté de séduire Madame de Merteuil : Valmont fait mine d’avoir maîtrisé totalement la situation. La phrase « Ô vous que j’adore ! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi. » est une invitation directe à succomber aux avances de Valmont ; il s’agit d’un discours de la galanterie, dont les traits sont propres à la rhétorique chevaleresque.
  • Finalement, Valmont réussit à compromettre la Présidente : il se jette à ses genoux et elle lui donne ses mains ; la Présidente n’est plus en situation de juge.
  • Le coup de théâtre : Valmont renonce à sa victoire sur la Présidente, victoire qu’il préfère différer. Cette jouissance différée peut être rapprochée d’un certain sadisme.
Voir aussi :