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L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Chapitre 1

L’image de la mer chez Victor Hugo

Une étude de Jean-Luc.

Après Chateaubriand, il convient de s’arrêter à Victor Hugo. Mais son œuvre est si vaste qu’il est bien difficile en quelques pages de parler comme il faut de ce qui fut pour l’exilé de Jersey et de Guernesey une présence de plusieurs années, présence ô combien envahissante d’ailleurs. Nous voulons simplement déterminer dans ses grandes lignes ce que fut pour Hugo la compagnie de l’océan.

Pourquoi s’arrêter plus spécialement à Victor Hugo ? Sinon parce que Corbière semble tirer un grand trait sur toute la production de celui qu’il nomme le « Garde National épique ». Or il nous semble que la poésie océanique de Hugo mérite quelque intérêt ; d’autre part, l’auteur des Amours jaunes est souverainement injuste à l’égard de celui avec qui, curieusement, il opère des rencontres pour le moins surprenantes. Nous y reviendrons plus loin.

On peut dire qu’Hugo découvre vraiment la mer en août 1834, au cours d’un voyage dans le Morbihan avec Juliette Drouet. Ce qui le frappe alors, si nous en croyons « Au bord de la mer » des Chants du crépuscule, c’est l’immensité, l’harmonie de la terre et de l’Océan, où la proue comme la charrue trace un sillon, où le ciel prolonge les flots. Tout se termine sur l’infini de l’amour. Cette poésie retentit encore des accents lamartiniens lyriques et mystiques, elle est floue et irréelle, elle fait entendre une musique des flots qui louent le Seigneur. Deux ans plus tard, en juin 1836, à St Valéry en Caux, il assiste à une vraie tempête que l’on retrouvera dans « Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir » dans les Voix intérieures.

De ses premières approches, Hugo sent la mer comme une présence hostile. Il éprouve un malaise. Aucun des poèmes écrits entre 1834 et 1836 ne la révèle comme une présence amie et riante. Elle est à la rigueur un spectacle neutre, elle est plutôt celle qui attaque. Hugo, fasciné, reviendra plusieurs fois vers elle. Malgré l’inimitié, il éprouve un sentiment d’immensité :

La mer ! Partout la mer ! Des flots, des flots encore.
L’oiseau fatigue en vain son inégal essor
Ici les flots, là-bas les ondes.
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés
L’œil ne voit que des flots dans l’abîme entassés
Rouler sur des vagues profondes.1

Il éprouve une impression de mouvement continuel qui le pousse à la personnifier, à la croire consciente, à voir en elle Dieu. Hugo connaît aussi la mer d’une manière scientifique, du moins à ce qu’il dit dans Le discours sur la consolidation et la défense du littoral, mais il y a déjà là le point de vue d’un visionnaire et d’un mystique. À cette époque, la mer lui sert de comparaison : l’État est un navire ; le progrès, un voyage ; les émeutes, les foules sont des mers ; le peuple, la révolution, un flot qui monte ; Dieu, le port à atteindre. Plus tard, ces thèmes se poursuivront dans son œuvre, mais se révéleront tout à fait secondaires. Hugo va donc imaginer que l’homme est un esquif embarqué sur la mer agitée du monde et du sort. Le port et le calme seront pour plus tard ; en attendant l’homme est isolé, mal équipé au milieu du déchaînement de la vie. Ce qui doit guider, étoile ou boussole, c’est l’amour, la poésie, le progrès ; en un mot : Dieu. En effet Hugo a senti que le destin — océan, cette force incoercible qui vient dans son flux emporter les âmes (« Je suis l’algue des flots sans nombre »2, dit-il) avait un sens, que toute cette agitation du monde avait un but. Voilà le mot final de cette allégorie de la mer du monde :

La mer c’est le Seigneur que misère ou bonheur
Tout destin montre et nomme
Le vent c’est le Seigneur, l’Astre c’est le Seigneur
Le navire, c’est l’homme.3

Dieu est ce qui porte, pousse et guide l’homme. L’image parfois s’élargit, elle s’agrandit aux dimensions du cosmos. L’esquif humain devient le vaisseau du monde errant dans les immensités temporelles ou sidérales. C’est alors que l’homme entendra gronder sous le vaisseau des âges « La vague de l’Éternité »4.

Dans sa rêverie, Hugo voit parfois ses visions s’enténébrer et le poète s’exclame :

Oh ! Cette double mer du temps et de l’espace
Où le navire humain, toujours passe et repasse.5

Il se livre alors à une fantastique plongée dans cette masse inquiétante et sombre d’où l’esprit revient « ébloui, haletant, stupide, épouvanté »6 car cet océan recèle l’éternité. Il y a chez Hugo une fascination pour l’écroulement, pour la destruction effectuée par le temps. C’est un tel sentiment fait d’attirance et de répulsion qui préside pour une part à la Légende des siècles et qui se manifeste devant le spectacle de la mer. Cette ambivalence explique une telle métaphore : « C’est avec une sorte d’effarement que nous regardons, au fond de cette mer qu’on appelle le passé, derrière ces vagues colossales, les siècles, sombrer ces immenses navires, Babylone, Ninive, Tarse, Thèbes, Rome, sous le souffle effrayant qui sort de toutes les bouches des ténèbres »7. Sur cette mer du temps, le vaisseau humain a besoin d’un pilote : le poète ; d’un but : la croix, c’est-à-dire Dieu, et pour éviter qu’il ne se perde dans « le morne océan du mystère inconnu », il est retenu par quatre ancres : Raison, Foi, Vérité, Justice.

Un autre thème de cette époque, qui se poursuivra lui aussi dans les œuvres postérieures est celui du combat sur mer. À toute l’horreur de la bataille sur terre, va s’ajouter celle de l’engloutissement. Sur terre il peut y avoir des monuments, on peut garder le souvenir de ces grands cataclysmes. Sur mer, tout s’abîme dans le flot. Il ne reste qu’un silence inquiétant et mortuaire, l’oubli profond de l’eau. Ainsi finit la Claymore dans Quatre-vingt-treize, ainsi disparaissent les flottes turque et chrétienne dans « Canaris et Navarin » après une vision apocalyptique de feu, de fumée et de pourpre, de vaisseaux entrouverts buvant la mer par leurs blessures.

De même à cette époque, Hugo est déjà frappé par le destin prodigieux de Bonaparte (il le sera d’autant plus lorsqu’il faudra écraser Napoléon le petit) né sur une île, la Corse ; mort sur une autre île, Sainte-Hélène, ayant connu l’exil sur « un noir rocher battu de l’onde », ce qui laisse deviner en une prémonition extraordinaire le propre destin du poète. C’est pourquoi la mer est intimement liée à l’évocation du grand empereur. Hugo a l’impression qu’il ne faut pas moins qu’un océan pour garder un tel homme, et nous ne sommes pas sûrs qu’il n’ait pas pensé la même chose de lui au moment de l’exil, lorsqu’il évoque la grande ombre captive d’un lieu maudit, évité des navires, battu par les flots et les vents dans un fracas indescriptible :

Aux bords des mers, à l’heure où la brise se tait
Sur les escarpements croulant en noirs décombres
Il marchait seul, rêveur, captif des vagues sombres.8

À ce moment-là, Hugo a fait aussi la connaissance de la Méditerranée, mais il s’y est peu intéressé et nous la trouvons surtout dans les Orientales, où elle doit figurer comme élément d’un tableau de genre. Elle entre comme composante de l’Orient voluptueux, lascif et fabuleux. C’est une mer caressante, resplendissante et sombre à la fois où vient se mirer la mystérieuse Istanbul. Elle fascine lorsque la lune vient jouer sur ses flots en un spectacle envoûtant, mais parfois maléfique. À l’opposé, la mer grecque a gardé sa virilité car elle n’a pas connu une civilisation amollissante et raffinée, mais il n’y a guère que l’océan qui soit bruyant et agité.

Ainsi devons-nous surtout parler à cette époque de prise de contact avec la mer. Le long côte à côte commencera seulement avec l’exil. Entre-temps va survenir un événement majeur qui ne fera que renforcer les premières impressions du poète : le 4 septembre 1843, sa fille Léopoldine se noie. Ce coup du sort va accélérer le passage à une mer considérée comme une force cruelle, haineuse et dévorante qui s’acharne à ronger les falaises et à engloutir les hommes. Du 5 août 1852 au 31 octobre 1855, Hugo va vivre à Jersey. À ce moment, la mer est surtout pour lui synonyme de séparation et de proscription. La mer, pendant l’exil, veut distraire le poète, calmer le tumulte de ses pensées. Mais l’horreur du crime perpétré par Napoléon III ne peut le laisser en paix. La mer c’est la séductrice, la magicienne qui veut donner le philtre d’oubli par les spectacles qu’elle présente ; les blocs verdis, les entassements de rochers sur lesquels la mer écume ; la pêcheuse qui, les pieds nus, chante le marin sur son bateau. C’est la mer qui a bercé Socrate et Caton. Mais le poète la hait parce qu’elle est complice du "crime", c’est elle qui porte les pontons, c’est elle qui porte les exilés vers Cayenne. Elle est même insensible et cruelle. Si les proscrits se lamentent, le gouffre par sa "rumeur complice" couvre le désespoir de leurs cris. Cette mer connaît aussi l’infamie du bagne à Toulon, après avoir vécu les combats de la Révolution contre l’Angleterre, et l’exil déshonorant d’une Pauline Roland. La mer s’est déconsidérée sans rémission. Elle n’est qu’une geôlière insultante. Mais paradoxalement à certains moments l’océan est celui qui a refusé de se soumettre, le poète lui demande alors de mêler sa voix à la sienne :

Veux-tu me mêler, moi, l’âme altière, à tes vents,
À l’indignation de tes grands flots mouvants.9

On le voit, Hugo s’est souvent présenté, avec un peu d’exagération il est vrai, comme le proscrit, le contempteur du régime, l’admonestant de son île au milieu du chœur des éléments, le solitaire banni en des lieux sinistres, mais ne cessant pas d’accuser :

J’étais le vieux rôdeur sauvage de la mer
Une espèce de spectre au bord du gouffre amer
J’avais dans l’âpre hiver, dans le vent, dans le givre,
Dans l’orage, l’écume et l’ombre, écrit un livre
Dont l’ouragan, noir souffle aux ordres du banni
Tournait chaque feuillet.10

Jersey a eu droit à plusieurs poèmes. Hugo l’a célébrée à la fois comme une île, à cause de l’océan, et comme une montagne, à cause du roc. Elle ressemble à un coin de France, au sud à la Normandie, et au nord à la Bretagne. C’est une terre fantastique le soir, avec son dolmen, ses clairs de lune, et, dans la journée, avec ses rochers pensifs. C’est une terre où se mélangent inextricablement la terre et la mer, les paysages riants et les horizons marins, une terre où vivent des artistes naïfs, une terre non corrompue, avec toute sa fraîcheur virginale et primitive. L’île semble en prières, innocente, loin des souillures du monde, isolée par l’océan, grande dans sa sauvagerie. En fin de compte, c’est un mélange d’horreur et de douceur : pendant que la mer brise le vaisseau sur l’écueil, elle y laisse quelques gouttes d’eau pour que l’oiseau puisse boire. Et c’est bien ceci qui est étonnant : l’antithèse est là dans le paysage, elle va renforcer une des tendances profondes du poète. Hugo peut admirer la végétation luxuriante des vallons abrités et la désolation sauvage des côtes occidentales, une mer qui change à chaque instant. Il écrit à Nadier de Montjau, le 29 août 1852 : « Je vous écris du bord de cette admirable mer, qui est en ce moment d’un calme plat, qui demain sera en colère et brisera tout… ». Pendant huit années où il écrivit ses chefs-d’œuvre, Hugo a pu contempler l’antithèse vivante d’une mer tour à tour caressante et hostile, de la mer et de la terre ; il a connu une atmosphère tout à fait propice au grossissement prodigieux des images et des sonorités. Du 1er novembre 1855 au 18 août 1860, il retrouvera les mêmes contrastes à Guernesey. Là, dans ces îles, va s’élaborer une vision de la mer tout à fait originale, violemment contrastée et inspirant la répulsion. Hugo, qui avait une âme de terrien, a eu peur de la mer et son esprit visionnaire n’est pas étranger à ce sentiment. Plus tard, Corbière, qui a vécu très tôt dans l’intimité de l’océan, n’éprouvera pas une telle horreur.

À Guernesey plusieurs lettres nous révèlent qu’Hugo veut devenir un solitaire de la mer. Il est de plus en plus fasciné : « J’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer, et devant toute cette énorme pensée vivante où je m’abîme, je finis par ne plus être qu’une espèce de témoin de Dieu ». A force de regarder l’océan, il le voit comme tout à fait noir et menaçant. C’est sa teinte dominante, mais il ne faut pas oublier que dans le monde des flots, chaque chose a son contraire. On a souvent reproché à Hugo d’exagérer, de forcer l’effet, mais dans un intéressant article11 Edmond de Saint Denis a montré combien Hugo est un observateur aigu des réalités, et que les formes fantastiques et les couleurs de charnier des rochers, le poulpe et la caverne étrange, la marée qui submerge et la tempête sont des réalités quotidiennes dans les îles anglo-normandes.
Quelle vision s’est donc élaborée ?

L’océan est toujours resté pour Hugo le sinistre inconnu. Qu’il soit doué de vie et de conscience, Hugo n’en a jamais douté : « II est très difficile, quand on vit dans la familiarité bourrue de la mer, de ne point regarder le vent comme quelqu’un et les rochers comme des personnages »12. Ce qui fait d’abord que l’océan est vivant, c’est qu’il bouge. Il semble respirer, les flots s’ouvrent et se ferment comme des narines, la vague est une gueule ouverte qui vient et qui va : « On croyait deviner une âme mystérieuse dans ce grand diaphragme vert s’élevant et s’abaissant en silence13 ». Mais parfois l’océan se déchaîne en des mouvements énormes et imprévisibles. Ce sont de gigantesques luttes, d’affreux corps à corps :

L’onde à coups de nageoires et les vents à coup d’ailes
Luttaient, et l’âpre houle et le rude aquilon
S’attaquaient dans un blême et fauve tourbillon.14


Les rochers, ces rudes hercules
Combattant dans les crépuscules
L’ouragan sinistre inconnu
La mer, en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.15

Ce combat de flots désordonnés, qui se soulèvent pour retomber impuissants, donne le sentiment de l’inutilité. Les vagues ne construisent que des formes fugaces. Comme devant les écueils, Hugo est en proie aux visions :

Rien n’est logique et rien ne semble absurde comme l’océan. Cette dispersion de soi-même est inhérente à sa souveraineté et est un des éléments de son ampleur. Le flot est sans cesse pour et contre. Il ne se noue que pour se dénouer. Un des versants attaque, un autre délivre. Pas de vision comme les vagues. Comment peindre ces creux et ces reliefs alternant, réels à peine, ces vallées, ces hamacs, ces évanouissements de poitrails, ces ébauches ? Comment exprimer ces halliers de l’écume, mélanges de montagnes et de songe ?16

En fin de compte, c’est un monde dément en perpétuelle désagrégation.

De même l’océan paraît vivant, car il semble vouloir dire quelque chose, il est toujours bruyant, qu’il s’agisse du chant susurré, ou des hurlements féroces de la tempête. La terre, par contre, est calme et silencieuse. Cet océan plein de sons étranges est parfois un hymne de louange à la gloire de son Créateur et, dans une jubilation déjà claudélienne, il chante la nature, sa beauté, et loue son Seigneur. Mais dans la tempête, la colère le défigure et le plus souvent il n’est que concert d’aboiements et d’imprécations.

La création aveugle
Hurle, glapit, grince et beugle.17

Ou bien il pleure, car il est fustigé par les vents, car il est plein de « ces voix désespérées », celles des disparus. Tout ce bruit et cette agitation créent un spectacle démentiel :

Comme un fou tirant sa chaîne
L’eau jette des cris de haine
Aux durs récifs.18

Peu à peu, par une fréquentation assidue, Hugo croira y reconnaître des linéaments de discours. Dans « Pensar, Dudar » des Voix Intérieures, il nous affirme que Dieu a défendu à l’océan de parler et qu’il n’est qu’un « bégaiement immense ». Mais bien vite le poète va arriver à saisir des bribes de paroles, des révélations. La nature, il en est persuadé maintenant, ne bégaie pas, elle articule pour celui qui sait entendre.

Crois-tu que l’Océan qui se gonfle et qui lutte
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit
Et qu’il voudrait rugir sous l’ouragan qui vole
Si son rugissement n’était une parole ?19

Alors va s’instaurer un dialogue gigantesque à la mesure d’Hugo. Il faut rapporter à ce sujet la scène extraordinaire vue par son beau-frère. Un soir, le poète lutte avec le grondement de la mer, en clamant dans un crescendo étonnant un poème improvisé. La relation avec la mer est poussée à son paroxysme. Au contact de l’immensité, le poète se fait mage :

La vaste mer me parle et je me sens sacré.20

L’exilé, qui n’a plus d’amis, s’est lié avec l’océan. Il cause avec lui et il est certainement le seul être qui puisse dialoguer avec lui, le seul être qui puisse être son égal. Il vaudrait peut-être mieux dire que l’océan est le support de ses rêveries et que le poète lui prête l’une des nombreuses voix qu’il entend en lui.

Je parle à l’Océan et je lui dis : c’est moi.
Alors nous nous mettons à causer, lui plein d’ombre
Mêlant un conseil grave à ses rumeurs sans nombre.21

Hugo qui considérait la mer comme une personne, en arrive parfois à n’y voir qu’une bouche :

La vague de la mer, gueule ouverte toujours
Qui vient, hurle et s’en va, puis sans fin recommence.22

La mer est parfois calme, et cette mer calme par excellence, c’est la Méditerranée. Mais l’océan connaît lui aussi des moments d’apaisement ; c’est alors une immensité azurée où s’ébattent des poissons argentés, car une telle mer ne saurait recéler des monstres. Elle chante un épithalame ou reflète les étoiles. Hugo voit alors le mariage des deux éléments antagonistes : la terre et la mer :

Et quand l’heure est venue enfin de s’épouser
Le gouffre éperdu donne à la terre un baiser.23

Hugo, qui a mieux pénétré l’intimité de son interlocuteur trouve ce calme plutôt inquiétant :

Le flot huileux et lourd, décompose ses moires
Sur l’océan blêmi…24

C’est un calme mortuaire, c’est une eau qui a dissout des cadavres. Ce calme est d’autant plus effrayant lorsqu’il se produit aptes la tempête après avoir noyé des hommes :

L’océan se mettait plein de morts, teint de sang
À gazouiller ainsi qu’un enfant innocent.25

 

Cette tranquillité est traîtresse. C’est une des raisons qui pousse Hugo à faire de la mer une femme : « La mer était gaie au soleil. Une caresse préalable assaisonne les trahisons. De ces caresses-là, la mer n’en est point avare. Quand on a affaire à cette femme, il faut se défier du sourire26 ». Trop de calme laisse présager le déchaînement. Cette mer apaisée, c’est celle qui préside aux amours d’Ebenezer et de Déruchette, elle est leur complice car ils ne lui appartiennent pas. Seul Gilliatt a eu le douloureux privilège de connaître ses furies. Parfois l’océan accueille, dans un rêve érotique, des beautés dévêtues. Mais en fait la poésie légère et amoureuse fait peu de place à la mer. Le cadre amoureux, c’est la source riante, l’ombre propice et complice, le ruisseau chantant ou le lac calme. La poésie érotique est une poésie de la terre et du bois. D’ailleurs Hugo le sait bien, si la mer sait être féminine, cajoleuse, envoûtante, captivante :

J’ai comme toi, l’azur, une douceur de femme
Une gaieté d’enfant, des vagues pleines d’yeux
Des aurores où rit le ciel prodigieux
Des écumes parfois blanches comme les cygnes […].27

L’océan n’est grand qu’en colère :

Et le passage affreux du tonnerre est ma gloire.28

C’est pourquoi Hugo s’est attaché à peindre la mer déchaînée.

Cette eau est parfois synonyme de déluge. Dans la Fin de Satan le déluge est vu comme une force incoercible, comme une mer qui inexorablement submerge tout, jusqu’à faire de la terre le lieu de la désolation parfaite, « une larme immense dans la nuit ». Hugo a pu observer longtemps le phénomène des marées, et il a peur qu’elles dépassent leurs limites. Ce débordement est devenu une hantise. Dès l’âge de quatorze ans, il écrit un poème : « Le déluge ». Après la guerre de 1870, il nous fera encore part de sa profonde horreur :

Dieu t’a dit : Ne va pas plus loin, ô flot amer
Mais quoi ! tu m’engloutis ! au secours Dieu ! La mer
Désobéit ! La mer envahit mon refuge…29

Nous la retrouvons aussi dans les Travailleurs de la mer avec la chaise Gild-Holm-Ur, lieu où la mer fascine qui vient s’y asseoir afin de mieux l’engloutir. Ebenezer a failli y perdre la vie et c’est là que Gilliatt, après son douloureux renoncement, va se livrer aux flots qu’il a vaincus. C’est la lente et lugubre montée de la mer qui correspond symboliquement à l’éloignement du navire emportant la seule raison de vivre de Gilliatt. « L’immense tranquillité de l’ombre montait dans l’œil profond de Gilliatt ». « II n’y eut plus rien que la mer ». La restriction est toute chargée de répulsion. À cette hantise du déluge, il faut joindre le rêve de la cité engloutie. Hugo a toujours été fasciné par le dessous de la mer, sa faune hideuse, ses cavernes féeriques et ses villes noyées. Il s’est complu aussi dans le rêve de la grotte marine. Déjà nous la trouvons dans « La Fée et la Péri » des Odes et ballades mais surtout dans les Travailleurs de la mer où l’écueil cache un monde fascinant, fatal, fait pour attirer et retenir la proie. La lumière même s’amuse à y tisser des rets : « Les moires du flot réverbérées au plafond s’y décomposaient et s’y recomposaient sans fin, élargissant et rétrécissant leurs mailles d’or avec un mouvement de danse mystérieuse ; une impression spectrale s’en dégageait, l’esprit pouvait se demander quelle proie ou quelle attente faisait si joyeux ce magnifique filet de feu vivant ». Cet univers magique n’a rien qui nous étonne, c’est Hugo à la fois fasciné par la mer et repoussé par elle. Attitude ambivalente que nous retrouvons partout dans son œuvre. Dans ces repaires, la mer prend d’ailleurs un malin plaisir à contrefaire les demeures sacrées de l’homme, à bâtir des temples démoniaques, des cathédrales chaotiques.

Cette mer peut aussi tuer en engloutissant l’homme. Hugo a souvent décrit et vécu en imagination ce drame. Il en a souligné, à chaque fois, toute l’horreur. Il ne faut pas oublier ici le souvenir de Léopoldine qui connut l’atrocité d’une telle fin. Hugo vit cette agonie comme une lente aspiration par l’abîme, comme une glissante plongée vers un inconnu repoussant. Toute cette évocation est évidemment liée à la répulsion éprouvée par le poète devant les abîmes de la mer comme devant ceux de la pensée. C’est ce que signifie « La pente de la rêverie ». Le songeur s’y révèle effrayé.

Ami, ne creusez pas vos chères rêveries
Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries
Et quand s’offre à vos yeux un océan qui dort
Nagez à la surface ou jouez sur le bord.

Cet engloutissement nous est décrit deux fois dans les Misérables. Un homme est tombé à la mer : à cet accident répondent la terrible indifférence du navire qui continue sa route comme si de rien n’était, le sentiment d’abandon total de l’homme, l’hostilité de l’élément où il se trouve, monde de perpétuels écroulements et de perpétuelles ouvertures sur des abîmes sans fond, l’horreur d’être frôlé par des végétations et des monstres inconnus, la lutte pour ne pas succomber à la noyade, la fatigue, le froid, la lente et terrible agonie, la profonde solitude et enfin « les profondeurs lugubres de l’engloutissement » par lassitude. L’Homme qui rit nous rapporte le lent enfoncement du navire dans les profondeurs glauques, et cet avalement monstrueux est, comme par dérision, un « bâillement noir de l’infini ». La mer, c’est donc un infini où l’on se perd, où l’on sombre. Le poète est lui aussi un abîme :

Dans ce génie étrange, où l’on perd son chemin
Comme dans une mer notre esprit parfois sombre.30

La souffrance et la misère sont aussi des gouffres. Si les hommes se noient, les villes subissent parfois un sort identique, et ces spectacles glauques ont intrigué Hugo, qui s’est complu dans leur évocation. Les noyés voient des poissons argentés passer dans leur chevelure, ils sont couchés sur des lits de verts goémons et leur bouche ouverte boit l’infini. L’océan se définit d’ailleurs ainsi :

Je m’appelle solitude
Je m’appelle inquiétude
Et mon roulis
Couvre à jamais des navires
Des voix, des chansons et des rires
Ensevelis.31

Cette eau chargée de cadavres est devenue une eau mortuaire, lourde, inquiétante. Pour ajouter à son horreur, cette disparition s’accompagne de l’oubli. La mer sait garder son secret. Peu à peu sur terre, on ne pense plus à l’homme qui s’est noyé ; son souvenir disparaît aussi vite que son cadavre se dissout dans l’eau. Telle est la leçon d’« Oceano nox ». Plus qu’un mort, le noyé est le prisonnier éternellement tourmenté d’un monde effrayant. L’oubli est si intimement lié à l’océan, qu’il devient lui-même une eau :

L’oubli ! L’oubli ! C’est l’onde où tout se noie
C’est la mer sombre où l’on jette sa joie.32

Oui, la mer est un élément hostile à l’homme : elle est ce qui sépare, il y a toujours avec elle une brisure du lien affectif. Celui qui s’embarque doit rompre avec la terre et les êtres qu’il chérit. La mer est aussi ce qui isole les pays. Elle se fait l’instrument du mal en transformant le monde en une « Babel morale ». Pourtant l’homme, grâce au progrès, a été capable de s’aventurer sur le flot, puis, avec le bateau à vapeur que le poète exalte, de le vaincre. L’amour, qui tend à réunir, vaincra malgré les imprécations de l’océan. Les vaisseaux apporteront les lumières du progrès sur une eau lumineuse et calmée par Dieu.

Si la mer est hostile à l’homme, elle fait plus ; elle le hait et elle a de puissants alliés pour le conduire à sa perte : le vent, la pluie, la brume. Il faut faire une place toute particulière à l’écueil et à la faune qu’il abrite. Le rocher près de la côte est déjà un monde effrayant.

D’énormes crapauds de pierre sont là (…) des nonnes géantes se hâtent, penchées sur l’horizon, les plis pétrifiés de leur voile ont la forme de la fuite du vent (…) ce bloc est un trépied, puis c’est un lion, puis c’est un ange (…) puis c’est une figure assise qui lit dans un livre. Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers33.

En haute mer, l’écueil est plus répugnant encore. Douvres, Minquets, Ortach paraissent des citadelles monstrueuses sur lesquelles planent des oiseaux sinistres, car ces lieux de désolation ont des allures de charnier :

Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement ça et là des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie (…) La rude pierre diversement colorée (…) étalait par places des pourpres affreuses, des verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveillant une idée de meurtre et d’extermination. On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace (…) de monstrueux galets ronds, les uns écarlates, les autres noirs ou violets, avaient des ressemblances de viscères ; on croyait voir des poumons frais ou des foies pourrissant.

Mais le dessus n’est rien à côté de ce que peut receler l’intérieur, antre où la mer fabrique de l’informe : sa faune.

Hugo s’est peu intéressé à la surface de la mer, son imagination visionnaire l’entraîne irrésistiblement vers les profondeurs abyssales. C’est pourquoi il ne s’intéresse que peu à l’oiseau qui crie aux bords des mers et qui se moque des marins dans la tourmente, ou des grands poissons argentés ou azurés. Par contre le crabe l’attire beaucoup plus car il est une production de cet inconnu inquiétant. Il imagine les monstres dans ces profondeurs qui permettent au poète d’extérioriser tous les fantasmes horribles de son délire imaginatif :

Et de grands vibrions, des volvacés géants
Se tordaient à travers les glauques océans.

Ces monstres sont une des visions du chaos, dans la Fin de Satan, et il semble lien qu’aujourd’hui l’océan soit un témoignage vivant, dans ses grands fonds, des âges primordiaux, qu’il demeure le monde de l’informe, de la tératologie. Cette répulsion face au gouffre et à ses habitants atteint son paroxysme dans le mythe de la caverne et du dessous de l’écueil que développe les Travailleurs de la mer :

II y a là, à une profondeur où les plongeurs atteignent difficilement, des antres, des caves, des repaires, des entrecroisements de rues ténébreuses. Les espèces monstrueuses y pullulent. On s’entredévore. Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. Des formes épouvantables faites pour n’être pas vues par l’œil humain, errent dans cette obscurité, vivantes. De vagues linéaments de gueules, d’antennes, de tentacules, de nageoires, d’ailerons, de mâchoires ouvertes, d’écailles, de griffes, de pinces, y flottent, y tremblent, y grossissent, s’y décomposent et s’y effacent dans la transparence sinistre. D’effroyables essaims nageant, rôdent, faisant ce qu’ils ont à faire. C’est une ruche d’hydres. L’horrible est là, idéal.

C’est une mer qui ressemble à la mer ducassienne. Pour Hugo, c’est l’élément primordial, celui qui est ténèbres et qui abrite le mal à l’état pur (comme dans la Bible dont Hugo a été nourri au cours de son enfance), celui qui recèle la vie à l’état d’ébauche monstrueuse. C’est pourquoi la mer est apparentée à la nuit, au songe et au sommeil. Elle est l’ouverture sur un monde étrange et effrayant, sur le monde du possible, le monde crépusculaire des poussées de l’inconscient, sur les terres interdites à l’homme, sur les approches des domaines infernaux : « Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. C’est la voir du côté terrible. Le gouffre est analogue à la nuit. Là aussi il y a sommeil, sommeil apparent du moins, de la conscience de la création. Là, s’accomplissent en pleine sécurité, les crimes de l’irresponsable. Là, dans une paix affreuse, les ébauches de la vie, presque fantômes, tout à fait démons, vaquent aux farouches occupations de l’ombre ». C’est là qu’on trouve la pieuvre. Avec le poulpe, Hugo est parvenu au paroxysme de l’horreur. C’est le monstre hideux, froid, gluant, il est d’ailleurs de la « grande espèce » comme l’araignée lautréamontienne et la mort qu’il fait subir est la plus hideuse qui soit. Ne nous étonnons pas alors de voir l’océan, contaminé par toute cette horreur latente, devenir monstre lui-même.

Et l’énorme Océan, hydre aux écailles vertes […].34

Ce monstre est possédé, il blasphème, l’écume est avant tout « l’âcre salive de la mer », car l’océan est un geôlier insultant. L’écume est souvent comparée à une bave. Elle est le rebut, le déchet de la mer. De même le peuple océan connaît l’écume populace. Cette bave, cette dépense de forces inutiles, fait de la mer une malade qui de temps à autre a des crises :

…tout est manqué ; la mer épileptique
Bave sur les écueils grondants.35

Cependant à côté de l’insulte de la populace, l’amertume des flots a quelque chose de vivifiant. On sait combien le robuste tempérament d’Hugo s’est plu dans le climat des îles anglo normandes.

Et regagnons chacun notre haute falaise
Où si l’on est hué, du moins c’est par la mer
Allons chercher l’insulte auguste de l’éclair
La fureur jamais lasse et la grande amertume
Le vrai gouffre, et quittons la bave pour l’écume.36

Mais il demeure que l’océan est une insulte au jour, au Bien :

Ô flots ! Ô coupe d’amertume !
Quel symbole êtes-vous écume,
Bave d’en bas jetée au jour
Fange insultant l’aube sereine
Éternel crachat de la haine
À l’éternel front de l’amour.37

Ainsi la mer est l’irréductible ennemie de tout bien : l’amour, le jour, l’homme ; mais aussi la terre. Le 1er juillet 1846, Hugo devait prononcer à la chambre des pairs un discours sur la consolidation et défense du littoral. Pour lui, il y a un ennemi d’autant plus redoutable qu’on l’ignore, c’est l’océan qui dévore la terre en la minant. C’est un ennemi qui grignote le territoire national et dont on ne se préoccupe pas. Pour annihiler son action, Hugo propose le brise-lames qu’utilisera par la suite Gilliatt. Déjà nous avons en germe le sentiment profond des Travailleurs de la mer : « La lutte de l’intelligence avec les forces aveugles de la matière est le plus beau spectacle de la nature38 ».

C’est une telle mer qui détruit la ville de toutes les corruptions dans La Légende des siècles : ici le travail est sournois, mais parfois ce sont des combats épiques, des corps à corps titanesques entre les vagues et les rochers. La mer lèse la terre en l’appauvrissant, et c’est encore une de ses félonies que nous révèle les Misérables. En effet, par ignorance, Paris, par ses égouts, puis par les fleuves, rejette des richesses extraordinaires, des matières fécondantes qui pourraient servir d’engrais. Ainsi l’océan est une force d’anéantissement, de mort, acharnée, sournoise, hypocrite, rusée, puissante avec ses alliés : le vent, l’écueil, la pluie, la brume. Mais il ne s’en tient pas là. Avec une férocité étonnante, un entêtement dans le mal, (Ne va-t-il pas plus loin que Cublin dans le crime ?) il pousse la mesquinerie jusqu’à dépecer la Durande ou le Léviathan. II est le domaine de Lucifer qui dit dans la Fin de Satan :

Je contrains l’océan, que Dieu tient sous sa loi
Et la terre à créer du chaos avec moi
Je fais de la laideur avec leur force.

D’ailleurs Dieu utilise ce mal pur pour un bien : le crime est disculpé en devenant expiation parfois. Le plus souvent pourtant, l’océan est le monde de l’agression. On comprend alors ses fortes affinités avec la nuit. Hugo a souvent associé la mer et l’ombre : par exemple « Umbra » dans Toute la lyre, ou les titres significatifs de « L’onde et l’ombre », « La mer et la nuit » dans Les Misérables et L’Homme qui rit. C’est que comme la nuit, la mer est une puissance hostile à l’homme, elle aime cette ombre propice qui lui permet de fabriquer impunément des monstres et des pièges qui feraient frémir d’horreur le jour. Cette nuit permet le développement du fantastique et de la peur. La mer, c’est aussi les ténèbres, parce que c’est un lieu mortuaire, c’est déjà une tombe qui se referme :

« J’ai plus de nuit que la tombe », dit l’Océan.

Seul le progrès, qui est une lumière, dissipera cette obscurité :

L’esprit de l’homme, lumière
Domptant la nature entière
Onde ou volcan
Plonge sa clarté sacrée
Dans la prunelle effarée
De l’ouragan.39

À la nuit de la mer, succédera un jour, grâce au progrès, la lumière du ciel. L’obscurité sera désertée par l’homme. De même, Satan, le noyé du noir abîme, redécouvrira l’océan de lumière divin. En attendant, la lueur est bien faible, et c’est le phare. Si Hugo l’a vu d’une manière moins originale que Corbière, il lui a fait une place importante. Que ce soit le prince qui soit un phare pour la mer humaine, que ce soit les yeux de la bien-aimée qui guident comme une étoile l’esquif sur la mer de la vie, que ce soit l’esprit ou la poésie qui soit une lumière, tous sont des phares, des chandeliers posés par Dieu pour suppléer à « l’inutilité magnifique des astres ». II est du côté de la clarté, du bien, de Dieu ; il lutte contre la nuit, le mal et la mort, il entre dans le symbolisme volontiers manichéen d’Hugo. Après le côté de Satan, il y a le côté de Jéhovah qu’Hugo n’a pas réussi à concilier ; il est vrai que la mer est une vivante antithèse. L’immensité de l’océan a paru être au poète un lieu digne où placer la toute puissance divine, car Dieu est le seul être à pouvoir commander aux flots et au feu :

Jamais, excepté Dieu, rien n’arrête et ne dompte
Le peuple qui grandit ou l’Océan qui monte.40

La mer sert alors les châtiments divins. Les Comprachicos en feront l’expérience en sombrant avec l’ourque, pour expier le crime atroce perpétré sur Gwynplaine. Il est certain que l’agression est parfois disculpée par la colère du poète au spectacle des événements, mais elle demeure agression et c’est pourquoi la mer sera essentiellement le domaine de Satan et du mal.

D’ailleurs, fait curieux, l’horreur de la mer est si grande qu’elle arrive à contaminer le ciel. Si l’échange des éléments se fait lorsque le temps est radieux, il ne s’opère jamais aussi bien que lorsque tout est sombre. Bien sûr le ciel prolonge l’océan :

Le ciel bleu se mêle aux eaux bleues.41

Mais il y a des raisons plus profondes qui président à cette inversion. Tout d’abord le ciel, c’est un infini profond où l’on peut effectuer une plongée :

L’éther, cet océan si liquide, si bleu
Sans rivage et sans fond, sans borne et sans milieu.42

Les deux sont aussi comme l’océan un monde de l’informe et de l’horreur indicibles, un monde originel, un monde aveugle parcouru par des planètes qui portent des civilisations inimaginables, ou par une faune inquiétante, révélée par l’éclair :

De grands poissons de flamme aux écailles de feu
Vastes formes dans l’ombre au hasard remuées
En ce sombre océan de brume et de nuées
Nageaient et dans les flots du lourd nuage noir
Se laissaient par instants, vaguement entrevoir.43

Le ciel a aussi ses vagues : les flots de constellations. Cette mer sidérale et sombre porte alors le vaisseau du monde, embarcation désemparée ou les planètes-bagnes, imaginées comme des pontons. Cette mer nocturne, le ciel enténébré, sont ceux de Lucifer, le grand nageur de l’obscurité, le « noyé du déluge de l’ombre »44. À l’opposé, le ciel est un océan purifié, fait de calme et de lumière où circulent les futures avions, vaisseaux de l’espace. La conquête du ciel est la conquête suprême, le point ultime du progrès, supérieur à l’ère du steamer. Mais Hugo l’imagine en termes maritimes. Inversement, la mer est un ciel à l’envers, immense, profond, ayant son vent qui est le courant et son oiseau qui est le bateau. C’est par cette opération de l’imaginaire que l’on peut rendre compte d’un passage critiqué comme élucubrations, le chapitre « Les Lois qui sont hors de l’homme » dans L’Homme qui rit. Il faut le considérer non comme de la science fantaisiste, mais plutôt comme une rêverie sur la science. L’explication par le vent et le flot serait, selon Hugo, insuffisante pour rendre compte des phénomènes météorologiques, il faudrait faire intervenir une troisième force, « l’effluve », composante mystérieuse d’origine magnétique. Elle est le trait d’union entre la mer et le ciel, qui sont la même réalité dans la rêverie du poète. « Cette force la même dans l’air et dans l’eau, c’est l’effluve. L’air et l’eau sont deux masses liquides à peu près identiques, et rentrant l’une dans l’autre par la condensation et la dilatation. »

De toutes ces considérations, il résulte que la mer est un monde dangereux où peu osent s’aventurer. L’homme ne peut collaborer avec l’océan. Les Travailleurs de la mer, contrairement à ce que le titre laisse suggérer, seront des gens qui lutteront sans répit contre lui. Ceux qui le vaincront, en ressortiront grandis. Gilliatt est un nouveau David, vainqueur d’un nouveau Goliath démesuré. Hugo ne résiste pas à le faire plus que téméraire. Gilliatt sera fou, mais d’une folie sublime, celle du découvreur de mondes, dont le vivant symbole est Christophe Colomb. Bien vite d’ailleurs, la mer va devenir l’image des étendues interdites à l’homme, celles des contrées souterraines de l’esprit d’où l’on revient hagard mais adulé. Le poète est à sa manière un aventurier bravant l’interdit :

Ne franchis pas l’obscure grève
Où la nuit, la tombe, le rêve
Mêlent leurs souffles inouïs
Où l’abîme, sans fond, sans forme
Rapporte dans sa houle énorme
Les prophètes évanouis.45

Ainsi on le voit, Hugo a rompu avec la tradition classique, on ne trouve plus chez lui la banale personnification du vieillard Océan. Certes Neptune ou Éole ont encore leur place quand il faut évoquer la Grèce, mais Hugo a senti que le monde moderne avait une mythologie moderne, le monde de la légende et du fantastique. Le poète a été sensible à cette brume qui, en voilant le spectacle, lui confère tout à coup une allure insolite, étrange. Dans la pénombre, les objets s’animent, les écueils revêtent des formes inconnues. Celui qui fréquente la mer sait bien qu’elle est un monde magique, et c’est pourquoi la marin est superstitieux, c’est pourquoi règne au début des Travailleurs de la mer un climat de sorcellerie. Gilliatt est considéré comme un magicien car il s’aventure en des lieux interdits. La réalité ne sera pas tellement différente. Ainsi le combat contre la mer est vécu par Hugo comme un combat contre des forces de l’au-delà mystérieuses et terriblement agissantes. La mer est ce lieu où règne le roi des Auxcriniers qui fait sombrer celui qui le voit. Cet être au ventre visqueux, aux griffes palmées, aux nageoires onglées est vu dans la brume. Certes Hugo ne croit pas à cette mythologie-là faite de vaisseaux fantômes et d’êtres extraordinaires, mais on retrouve chez lui la même angoisse devant un monde qui dépasse l’homme. L’abîme, l’écueil sécrètent une peur indicible, car, à tout moment, ils peuvent engendrer le monstre cauchemardesque. « La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. »46 C’est pourquoi à la vieille mythologie classique, il fait succéder l’animalisation et la féminisation de la mer qui agiront plus efficacement sur les esprits contemporains. La mer est alors un être indomptable, bondissant, sauvage. Elle est comparée à ce que les psychanalystes s’accordent à reconnaître comme le symbole de la liberté, du désir de vivre : le cheval.

Nous voyions les vagues humides
Comme des cavales numides
Se dresser, hennir, écumer ;
L’éclair rougissant chaque lame
Mettait des crinières de flamme
À tous ces coursiers de la mer.

Ou bien, c’est la vision d’un troupeau de moutons qui tend à se disperser malgré la garde d’un « pâtre-promontoire ». Il est bien certain que les crêtes blanches d’une mer démontée peuvent évoquer un moutonnement. Edmond de Saint-Denis nous fait d’ailleurs remarquer que cette métaphore est courante dans les parlers anglo-normands. Dans « Océan », les références au monde animal sont très nombreuses. Jamais il n’y en a tant eu dans un poème sur la mer, chez Hugo. Le taureau des Asturies évoque la noirceur et la furie du flot. Ailleurs l’océan est un chien qui aboie rageusement à la terre (n’oublions pas que souvent la vague a été comparée à une gueule). L’onde est tirée de sa tanière par les vents qui la prennent à la crinière. Le déchaînement des vagues fait aussitôt penser à la nuque d’une bête sauvage qui refuse la domestication, qui refuse le mors et le cavalier en des bonds farouches et désordonnés. Ailleurs l’océan sera un nœud de « vertes couleuvres » qui évoquent le glissement inquiétant des flots, leur contorsion, la répulsion qu’ils inspirent.

Quelquefois elle fait penser à une vaste peau écailleuse ou lépreuse sous la fulguration blême des éclairs. Parfois c’est une « mer féline » qui « lèche et mord » le frêle esquif ; le poète veut alors nous faire ressentir toute l’hypocrisie du flot, tout ce ramassement dans l’attente du bond qui va opérer un rapt sur l’homme. Là encore l’image de la gueule est sous-jacente et explique l’image de la « lame-tigre » de L’Homme qui rit.

Le système de référence est souvent la femme ; la mer souvent embrasse la terre en un baiser hypocrite de réconciliation. C’est bien là que réside la comparaison : la mer fascine, attire, pour mieux tuer. « En de certains lieux, en de certaines heures, regarder la mer est un poison. C’est comme quelquefois regarder une femme. »47 « La mer était gaie au soleil. Une caresse préalable assaisonne les trahisons. De ces caresses-là la mer n’en est point avare. Quand on a affaire à cette femme, il faut se défier du sourire. »48 Cette séduction, cette dissimulation s’incarnent parfois en des images très osées, qui annoncent Corbière.

La mer au sein lascif, cette prostituée
A peur de m’apporter quelque barque tuée.49

Cette féminité perverse, nous la retrouvons dans la tempête où la mer est comme une femelle qui va s’accoupler. C’est l’union intime des éléments dont l’enfant sera terrible pour l’homme : « On dirait qu’elle désire et craint le cyclone. De certains hyménées, d’ailleurs fort voulus par la nature, sont accueillis de cette façon. La lionne en rut fuit devant le lion. La mer elle aussi est en chaleur (…) L’immense mariage va se faire. Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se célèbre par des exterminations. C’est une fête avec assaisonnement de désastres »50. On peut à proprement parler de la naissance de tempêtes.

Il faudrait terminer en disant que l’homme de mer, celui qui affronte l’horreur d’un tel élément n’a pas été étranger aux préoccupations du proscrit de Jersey et de Guernesey, et cela avant Corbière. Des adresses que nous trouvons dans Actes et Paroles – Pendant l’exil et certaines figures de son œuvre nous le prouvent.

Dans les Pauvres gens, le marin est l’homme fruste, au grand cœur, courageux à la peine et héroïque dans sa simplicité. C’est un peu trop beau pour être vrai. C’est plutôt dans le roman qu’Hugo a fait effort pour nous présenter des gens de mer. On peut dire que si le détail est bien observé, la conception d’ensemble est moins réussie, car Hugo, poussé par l’antithèse, le désir de simplification et l’amour de la belle formule, tue la création vivante pour le type. Des traits comme le suivant révèlent une observation aiguë. Gilliatt est le familier de l’océan qui a la gravité acquise lorsqu’on se collette avec le danger. « Sa prunelle fraîche regardait bien, quoique troublée par ce clignement que donne aux pêcheurs la réverbération des vagues (…) mais le hâle l’avait fait presque nègre. On ne se mêle pas impunément à l’océan, à la tempête et à la nuit ; à trente ans, il en paraissait quarante-cinq. Il avait le sombre masque du vent et de la mer. » Toutes ces notations conviennent très bien jusqu’au moment où Hugo fait du simple marin plus qu’un héros, un personnage de légende, nouveau Roland ayant un suroît en guise d’armure. Hugo a noté la taciturnité, la superstition, le bon cœur du marin, son courage, son désir de naviguer, son entêtement ; il n’ignore aucun des aspects de la mer : il nous décrit aussi l’auberge Jean avec ses capitaines au long cours et ses armateurs, car la mer, c’est aussi le commerce. Plus curieux est l’homme-baromètre, trop typé d’ailleurs : « M. Gertrais-Gaboureau n’était pas un homme, c’était un baromètre. Son habitude de la mer lui avait donné une surprenante infaillibilité de pronostic. Il décrétait le temps qu’il fera demain. Il auscultait le vent, il tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage : montre-moi ta langue. C’est-à-dire l’éclair. Il était le docteur de la vague, de la brise, de la rafale. L’océan était son malade. »51 Nous trouvons aussi des contrebandiers, des douaniers, des touristes ignorant tout des choses de la mer, et admirant tout, mais aussi, avant Corbière, la « lie », la pègre qui fréquente les tavernes dans les ports, l’Inn Tadcaster par exemple. « Des matelots frais débarqués dépensent leur solde en ripailles et en filles. »52

On peut conclure alors que la mer fut pour Hugo une présence de plusieurs années, présence capricieuse et antithétique, épique et apocalyptique. Il en est résulté une poésie visionnaire, reposant pourtant sur une réalité observée, que l’imagination a grossi en des spectacles hallucinés. Gomme Gilliatt, Hugo n’a pas été « impunément le songeur des lieux solitaires »53. Il est vraiment devenu « l’homme-océan » dont il parle dans William Shakespeare.


Notes

1 « Le feu du ciel » dans les Orientales
2 « À celle qui est voilée » dans les Contemplations
3 « Un jour je vis… » dans les Contemplations
4 « L’Antéchrist » dans les Odes et ballades
5 « La pente de la rêverie » dans les Feuilles d’automne
6 « Un jour je vis… » dans les Contemplations
7 Les Misérables
8 « L’expiation » dans les Châtiments
9 « J’ai dit à l’océan… » dans Les Années funestes
10 « Octobre » dans l’Année terrible
11 Edmond de Saint Denis : « Victor Hugo et la mer anglo-normande » in Les Études classiques, XXXI, 3. 
12 Les Travailleurs de la mer
13 Ibid. 
14 « Le phare » dans La Légende des siècles
15 « Les Mages » dans Les Contemplations
16 L’Homme qui rit
17 « Océan » dans La Légende des siècles
18 « Paysans au bord de la mer » dans La Légende des siècles
19 « Ce que dit la bouche d’ombre » dans les Contemplations
20 « Promenades dans les rochers » dans les Quatre vents de l’esprit
21 « Lettre de l’exilé arrivant dans le désert » dans Toute la Lyre
22 « Pensar, Dudar » dans les Voix intérieures
23 « Pendant que la mer gronde » dans L’Année terrible
24 « À la fenêtre pendant la nuit » dans les Contemplations
25 « Le Phare » dans La Légende des siècles
26 Les Travailleurs de la mer
27 « Fulgur » dans les Quatre vents de l’esprit
28 Ibid. 
29 « Dans l’ombre » dans L’Année terrible
30 « Le Poète » dans Les Contemplations
31 « Océan » dans La Légende des siècles
32 « Un soir que je regardais le Ciel » dans Les Contemplations
33 Archipel de la Manche
34 « Oh ! Je sais… » dans les Châtiments
35 « Tout le passé et tout l’avenir » dans La Légende des siècles
36 « La lutte » dans L’Année terrible
37 « Umbra » dans Toute la lyre
38 Discours sur la consolidation et défense du littoral
39 « Océan » dans La Légende des siècles
40 « Le sept août 1829 » dans Les Rayons et les Ombres
41 « Le feu du Ciel » dans les Orientales
42 « Au bord de la mer » dans les Chants du crépuscule
43 « Une tempête approchait » dans Toute la lyre
44 La Fin de Satan
45 « L’âme à la poursuite du vrai » dans L’Art d’être grand-père
46 Les Travailleurs de la mer
47 Ibid. 
48 Ibid. 
49 « Le colosse de Rhodes » dans La Légende des siècles
50 Les Travailleurs de la mer
51 Ibid. 
52 L’Homme qui rit
53 Les Travailleurs de la mer

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