L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière
Chapitre 2
La mer dans la vie de Tristan Corbière
« … Amoureux furieux de la mer qu’il ne montait que dans la tempête, excessivement fougueux, sur ce plus fougueux des chevaux… »
Verlaine, Les poètes maudits
Le 18 Juillet 1845, naissait à Coat-Gongar, près de Morlaix, le jeune Edouard-Joachim Corbière, qui prendra plus tard le pseudonyme de Tristan. Les dix premières années de sa vie se passèrent heureuses au milieu de sa famille, dans la belle propriété du Launay. À cette époque pourtant, se produisit un fait important : Corbière dut certainement lire le Négrier, dont une nouvelle édition parut en 1855 grâce à l’éditeur havrais Brindeau. Le futur poète était bien jeune et la lecture du roman de son père allait le marquer d’une manière indélébile. À l’époque où l’imagination d’un enfant absorbe tout ce qui se présente, comme une éponge, Tristan allait découvrir la mer par le livre, il allait découvrir des aventures hautes en couleurs et le tragique destin du capitaine Léonard. Ce roman n’était certes pas un chef-d’œuvre, mais il avait la consistance du vécu et le faste de l’action périlleuse. Monsieur Corbière y avait jeté toute sa connaissance des gens de mer et sa science de navigateur ; son roman connut un honnête succès, après les « mateloteries » où triomphait alors Eugène Sue avec la Salamandre et la Vigie de Koatwen. Ce mélange de réalisme et de fiction avait tout pour séduire l’âme romanesque d’un enfant, et le capitaine Léonard serait le modèle que Tristan allait se donner. À cette époque déjà, la santé de Corbière est chancelante. On rapporte une anecdote suivant laquelle Madame Corbière lui aurait dit : « Repose-toi, ne te tracasse pas à cause de tes devoirs. » Ce à quoi le futur poète aurait répondu : « Pourtant je sens qu’il y a quelque chose là. » Confusément, le mal révélait ses premières atteintes.
Ce furent ensuite les années de lycée où comme beaucoup d’autres élèves, le trop sensible et déjà souffreteux Corbière regretta la chaude et délicate atmosphère familiale, les jeux dans la très romantique propriété de Coat-Congar. Là, au lycée, il ne lui restait plus qu’à rêver pour se retrouver parmi les siens, et on peut imaginer très facilement Tristan, égalant dans les contrées de l’imaginaire, son père et le capitaine Léonard, lui qui ne réussissait que très médiocrement et qui se sentait seul, fragile. Par compensation, il rêvait déjà à ce qu’il n’était pas. Il se savait déjà un faible ; il écrivait à ses parents : « …J’ai pour voisin au réfectoire un stupide animal, ou plutôt un chien hargneux, il faudrait que tu le voies pour t’imaginer ce que c’est, et si je n’avais pas peur d’empoigner une pile, il y aurait longtemps que je me serais battu avec lui. » Ce rêve de force, ce serait la mer, parce que c’est par la mer que Corbière avait été initié au combat, à la lutte. Il y avait en lui quelque chose qui lui faisait penser qu’il était supérieur à tous ceux qui l’entouraient. Il se sentait appelé à un destin hors du commun mais déjà son corps le limitait atrocement. De nombreuses lettres nous apprennent cette admiration sans limite pour ce père estimé, respecté, dont la vie a été synonyme de force, de courage et d’étonnantes aventures.
Albert Sonnenfeld écrit : « II est tout fier, lorsqu’un de ses condisciples lui montre un passage d’un roman Léon Le Polletais, dans lequel l’auteur déclare que pour raconter une bonne histoire de mer, il faut la plume d’un Corbière : « Voilà déjà la troisième fois que je vois Papa cité dans des livres comme ça. » Dans une lettre à son père, Tristan se sert de termes de marine pour décrire la promenade d’une mère et de sa fille, et il ajoute entre parenthèses « Je veux parler comme toi. » II distribua des exemplaires du Négrier à ses maîtres. Il essaya également d’imiter le courage physique de son père… De même dès cette époque, s’il s’intéressa à la littérature, s’il essaya d’acquérir le métier des lettres, ce fut encore pour imiter son père. « J’ai aussi (avec non moins de modestie) dans la tête que je serai un jour un grand homme, que je ferai un Négrier… »
Août 1860 fut un tournant important dans la vie de Corbière. À cette époque on a reconnu qu’il était atteint de rhumatismes aigus, mais l’adolescent n’avait pas encore pris conscience de la véritable portée de son délabrement physique. Pour le moment, son mal lui était bénéfique, il lui avait permis de quitter la pension de Saint-Brieuc où sa sensibilité avait tant souffert. Désormais ce fut à Nantes qu’il allait poursuivre ses études, chez son oncle, le docteur Chenantais dont la famille gâta l’ex-pensionnaire souffrant de sa solitude. La chaude ambiance d’un foyer affectueux put faire oublier pour un moment, la réelle gravité psychologique de la maladie. Cependant elle continuait ses ravages en des attaques de plus en plus douloureuses, jusqu’à ce qu’en juin 1862, elle le rendît partiellement infirme. II fallait un climat chaud au convalescent et l’oncle suggéra de l’envoyer en Provence. La cure fut un échec retentissant aux conséquences funestes sur l’esprit de Corbière, car désormais le jeune homme sut que son beau rêve d’aventures maritimes était définitivement aboli. Peu à peu se fit jour dans son cerveau, l’idée qu’il était un lamentable raté, une femmelette souffreteuse, un pantin hideux et disloqué. Il est très douloureux de renoncer à la plus belle part de soi, à son vœu caressé. Tristan ne pouvait s’y résigner, il lui fallait quand même forcer l’admiration de tous, être craint et respecté. Il faut essayer de revivre les heures atroces que l’adolescent a dû passer dans la maison de Morlaix, gaspillant son temps en des débauches de rêves, enviant l’existence rude et simple de tous ces pêcheurs qu’il pouvait voir aller et venir sur le quai, se révoltant contre un destin injuste et cruel. Il a dû sans cesse ronger son frein, cet invalide qui aurait voulu partir tenter, comme Léonard les périls exaltants d’une traversée. À cette déréliction, il y avait de bien maigres consolations comme les visites de La Landelle, poète et romancier breton qui a influencé le jeune malade. Corbière a apprécié ces poèmes qui retraçaient la vie des matelots, il s’est délecté à la lecture du langage des marins, à cette initiation à l’existence qu’il désirait passionnément. Ses livres préférés restaient sans doute encore les romans de son père, surtout le Négrier, paré de tout le clinquant de ses rêves enfantins, celui qui l’avait introduit au monde merveilleux de l’Océan.
Au début de l’été 1865, Tristan, sur les conseils du docteur Chenantais, quitta Morlaix pour Roscoff, dont le climat était tout indiqué pour les rhumatisants. Il occupa la maison des vacances familiales. En ce lieu, Corbière découvrit véritablement la mer et les marins. Henri Martineau peut écrire : « On peut dire que c’est surtout à Roscoff que vécut l’auteur des Amours Jaunes. C’est là que se développe son génie de poète et qu’il rencontre tous ses sujets d’inspiration, les vieux marins du port dont il aime les récits et le vocabulaire, le douanier avec lequel il fait les cent pas sur la dune, les artistes en villégiature dont quelques-uns devinrent ses amis, et celle qu’il devait appeler Marcelle, la blonde Italienne qui l’entraîna jusqu’à Paris. »
À cette époque, Roscoff est un petit village dont les vieilles maisons se serrent sur une falaise rocheuse. La côte y est abrupte et s’enfonce dans la mer à la manière d’une proue. Dans le haut du village, il y a l’église dont le clocher fortifié sert de tour d*observation. Roscoff a déjà un passé chargé, il a abrité Duguesclin et Marie Stuart, il a servi de repaire à de nombreux corsaires. Tout ici parle de la mer et de l’existence passionnante des grands ancêtres. Mais à l’époque où Corbière y habite, Roscoff n’est qu’une bourgade qui abrite des pêcheurs, des marins, des officiers à la retraite et des employés de douane, gens moins exaltants que les compagnons du capitaine Léonard. Le poème Au vieux Roscoff exprime la nostalgie d’un paradis perdu pour les marins. Le titre lui-même révèle bien que Corbière n’a vu dans sa villégiature qu’un support à ses rêves d’un autre temps. Tristan s’intéressa à l’existence et au parler des pêcheurs et des marins, au Roscoff contemporain, à tous ces descendants des glorieux ancêtres, mais en fait, il revint sans cesse à l’époque héroïque de la marine, car, ne l’oublions pas, ce fut elle qui avait bercé son enfance par l’intermédiaire du Négrier.
Corbière s’installa donc à Roscoff, dans la maison paternelle, située en face de l’église. Là, il demeura seul dans la grande habitation, libre, pouvant se livrer sans retenue à ses rêveries et ayant la possibilité de recréer un cadre conforme à ses désirs. N’ayant jamais appris à cuisiner, il fréquenta le restaurant de M. Le Gad, le seul dans Roscoff. Le tenancier était lui-même un ancien cuisinier de la marine française et l’établissement était hanté surtout par des marins. Au cours des repas, Corbière se délectait des récits de ces hommes qui rejoignaient le climat de son enfance, c’était du Négrier vivant. Dans la journée, Tristan errait sur le port, contemplant le départ des navires pour la haute mer, éprouvant sans doute une violente envie de naviguer et le sentiment plus cruel de son infirmité. II regardait de tous ses yeux les manœuvres, importunant les matelots par ses questions et essayait de fixer dans sa mémoire les paroles si bourrues et si pittoresques des marins. Tous ces matériaux, nous les retrouverons élaborés, dans Gens de Mer.
Toute cette vie redoublait ses souffrances, il se savait irrémédiablement un « raté » de la vie, un être incapable de coïncider avec son idéal. Pourtant il avait essayé de lutter contre l’arrêt du destin, de réaliser ses aspirations. II voulait naviguer. Eh bien il naviguerait ! Son père lui avait fait construire une embarcation et son équipage était constitué par un vieux sous-officier de marine, en retraite, le père Bellec. Dès la première sortie, Tristan qui voulait affronter la mer dans ce qu’elle a de plus terrible, pour accroître sa virilité dans cette confrontation, fit gouverner droit sur les rochers où le bateau se brisa. On dut secourir les deux hommes. Il avait enfin connu les palpitations face au danger, et obtenu de son père un bateau plus grand, un cotre, qu’il baptisa, en le parant de tous les feux de son rêve enfantin, le Négrier. Ce nom était un talisman, il ne pouvait manquer d’évoquer les périlleuses traversées de Léonard. Mais naviguer le long des côtes, ce n’était pas suffisant, ce n’était pas être marin, ce n’étaient pas les longs voyages, l’affrontement des tempêtes, la solide amitié de bord, les aventures, les bruyantes débauches. C’était enfin assez décevant, même si on pimentait le plaisir en sortant par les plus gros temps. Corbière était condamné à être un terrien. Sa laideur, sa débilité l’empêchaient de connaître la périlleuse existence du marin.
La réalité lui échappait de tous les côtés. Puisqu’il ne pouvait pas vivre la vie de ses rêves, il allait rêver que malgré tout, il était marin. C’est ainsi que naquirent les poèmes de Gens de mer, compensation du ratage inexorable de son existence. L’espace d’un poème et il retrouvait les constructions imaginaires de son adolescence.
C’est pourquoi Corbière aima se déguiser. On l’a vu en forçat, en évêque, mais surtout en matelot. Il affectionnait particulièrement ce costume trop grand pour lui, avec des bottes qui lui montaient au dessus du genou, non qu’il prétendît par ce travestissement forcer la confrérie virile des marins, mais plutôt avoir un support à son rêve. II faisait donc « comme si ». II se négligea, laissa pousser une barbe hirsute, mal plantée ce qui souligna encore plus sa laideur. Il coucha dans un canot au milieu du salon. Les Roscovites furent effrayés par ce guignol dégingandé, par cet épouvantail ambulant au point que la superstition locale l’appela « Ankou », c’est-à-dire la mort. Corbière toujours lucide, savait bien qu’il était un mort vivant, un être à part. Comme le Renégat, il était « recraché par la mort, recraché par la vie. » Il était seul, désespérément seul, en proie aux affres de sa vie intérieure. Toute sa vie avait été un perpétuel effort pour trouver des frères, une société qui acceptât sa laideur, et cette société, ce seraient les gens de mer. Poignante tentative pour se faire aimer de la part de gens qui accueillaient tout, même la laideur, pourvu qu’on fût un homme courageux.
Mais cette intégration lui fut refusée et les Amours jaunes eurent pour but que cette acceptation s’accomplît au moins en imagination.
On comprend alors pourquoi Corbière refusa la pitié, car c’était encore une déchéance, la dernière avanie du destin. Être plaint, c’était accepter son sort, c’était être reconnu publiquement comme un malade, or Corbière, pour être digne de son idéal, voulait conserver intacte sa virilité. C’est pourquoi il créa un écran entre lui et son entourage. Il préféra étonner, choquer, plutôt que d’être pris en commisération. Il se livra alors à toutes les excentricités dont ses biographes se plaisent à rappeler le caractère puéril.
En décembre 1869, il partit avec le peintre Jean-Louis Hamon pour un voyage en Italie. Dans le cadre de cette étude, ce qui nous intéresse, c’est que Corbière fit connaissance avec la Méditerranée, indissolublement mêlée à ses souvenirs de lecture, c’est-à-dire à Lamartine. Corbière rejeta violemment le chantre romantique et la mer efféminée qu’il avait peinte. Lui qui avait tant voulu être un surhomme ridiculisa tout ce qui n’était pas son idéal.
Au printemps de 1870, Tristan regagna la France et sa Bretagne, le seul pays qui pût lui procurer un certain bien-être moral, qui fût le lieu d’immersion pour son imagination. Au printemps 1871, un an plus tard, arrivaient deux êtres, dans un Roscoff déserté à cause de la mobilisation, deux êtres qui allaient bouleverser l’existence de Tristan : le comte Rodolphe de Battine et sa maîtresse, l’actrice du boulevard parisien, Armida-Josephina Cuchiani. Ce que furent exactement leurs relations, il est bien difficile d’en percer le secret. Remarquons que pour Corbière l’image de la femme s’est liée à l’image de la mer.
Tout d’abord pour une raison bien simple : Corbière, pour s’imposer à ces nouveaux venus, leur proposa quelques excursions en mer à bord du Négrier, c’était bien, semble-t-il, un moyen comme un autre de se rendre indispensable et de s’immiscer dans leur intimité. Mais on peut avancer une raison plus profonde : Corbière, émasculé par son infirmité, était un corps squelettique, d’une maigreur effrayante. Aussi la seule manière d’effacer sa laideur et sa féminité, n’était-elle pas de vivre son rêve de virilité, d’être un marin. Il l’a sans doute cru et a joué son rôle de matelot. Si on lit entre les lignes Steam-boat, ce fut au cours de ces traversées, que Marcelle se serait donné à lui, que, pour un moment, elle échappa à l’empire du « Ménélas resté à terre », mais il est bien difficile de savoir si le poème fait allusion à un fait réel ou s’il n’est que la compensation de l’imaginaire. Quoi qu’il en soit, cette actrice flattée par les avances de ce grand garçon étrange, dans un pays déserté par les hommes partis pour la guerre, dut se piquer comme à un jeu de faire naître une passion dévorante dans ce corps amaigri et tourmenté. Pour posséder une telle femme, il fallait lui présenter une image flatteuse susceptible d’abolir la laideur d’un organisme miné par la maladie.
Corbière avait longtemps rêvé d’une femme conquise par la mer et épousant le matelot qui lui avait fait découvrir dans une illumination fulgurante, le monde palpitant de l’océan. L’Américaine était ce rêve d’une femme qui n’entacherait pas un idéal viril, parce qu’elle était virile elle-même. Jusque-là Corbière n’avait montré que mépris pour les passagères du Capitaine Bambine. Ce qu’il voulait, c’étaient les belles mulâtresses rencontrées dans les îles ou les amours avec des êtres dignes des matelots, une Rosalie par exemple, ou une de ces femmes-corsaires, enfin quelqu’un à la hauteur de ses aspirations, conquis par ses mérites.
Il put croire un moment que ce rêve s’était réalisé en la personne de Marcelle. Il avait vendu son cotre le Négrier et avait acheté un yacht plus grand, qu’il baptisa le Tristan. Ce fut là qu’il crut vivre ce qui n’était alors qu’un délicieux fantasme. Seulement Corbière eut le malheur de tomber sur un être pour qui l’argent était la première exigence et qui préféra aux romantiques effusions avec Tristan la sécurité auprès du complaisant Rodolphe. C’est pourquoi en octobre 1871, elle repartit pour Paris en compagnie de son amant. Tristan avait été sans doute une agréable passade. Seulement notre poète était sérieusement accroché, il était au désespoir d’avoir perdu son amante. Il essaya de se désennuyer à Morlaix parmi les siens, puis revint à Roscoff où il navigua par tous les temps, cherchant dans une lutte de tous les instants, dans l’épuisement physique, l’oubli de sa passion. Le souvenir de Marcelle était insupportable, torturant ; il vendit alors le Tristan, auquel elle était trop liée et acheta un nouveau cotre le Redan, qu’il rebaptisa Nader en retournant le nom. Rien ne pouvait le distraire, son cœur était empoisonné. Ce fut sa plus grande tentation : la mer ou la femme. II choisit la femme et alla habiter la capitale, où il se sentit plus seul encore. Là, on ne lui pardonna pas sa laideur. En outre il n’eut plus le contact vivifiant de l’océan. Corbière, à Paris, fut un déraciné.
Au mois de mars 1872, il écrivit au peintre Gaston Lafenestre de lui procurer un logement. Il logea cité Gaillard dans un sixième étage en haut de la rue Blanche. À Paris, Tristan garda d’abord le même costume qu’à Roscoff, ce déguisement de matelot, mais il mena une vie assez bourgeoise en compagnie de ses amis Lafenestre et Dufour. Souvent il chantait la mélancolique complainte bretonne de l’Ann hinni goz, ou d’autres. Il ne fréquentait que les Battine, mais n’allait jamais au café. En fait Corbière se sentait perdu ; Paris lui était hostile, car amoureux de la mer, des larges espaces, de la vie rude, il n’y trouvait que futilité, prostitution, vie efféminée. C’est parce que Marcelle y habitait, qu’il ne regagna pas séance tenante son univers dont il gardait la nostalgie. Son désir de revoir sa terre natale fut si fort qu’il demanda aux Battine de venir faire avec lui un voyage à Douarnenez.
Lorsqu’ils eurent accepté, sa joie fut si délirante que, à ce que nous raconte Dufour, il fourra ses hardes dans ses longues bottes et se déclara prêt à partir. Les Battine eurent vite assez des extravagances de leur encombrant compagnon et revinrent à Paris où Corbière, décidément bien pris, vint les rejoindre. Il eut beau essayer de s’intégrer à la vie parisienne en s’habillant comme tout le monde, en faisant tailler sa barbe, il avait toujours la nostalgie de sa Bretagne.
II y retourna pendant l’été 1874 pour y naviguer. Sa santé, que le séjour à Paris n’avait pas améliorée, se détériora encore dans cette dépense folle d’énergie. En décembre 1874, Corbière fut conduit dans un hôpital de la capitale. Transporté à Morlaix par sa mère, il expira dans la maison de ses parents, mais en ayant, une fois encore avant de mourir, consacré ses dernières pensées à la mer qu’il avait tant chérie. II fit appeler Le Gad pour avoir des nouvelles de Roscoff et de ses pêcheurs, puis lui dit : « J’ai voulu vous voir, comprenez-vous ? vous voir ! Maintenant allez-vous-en ! Je vous ai vu, c’est tout ce que je voulais. Demain je n’y serai plus ! » Effectivement le 1er mars 1875, la vie de Corbière prit fin, mais celle des Amours jaunes allait continuer.
Au terme de cette existence, il est temps de pénétrer un peu plus profondément dans la psychologie, sinon dans l’inconscient de notre auteur bien que cette quête ait toujours l’air d’une effraction. Cet amour des marins et de la mer, nous le sentons bien, a des origines très profondes, et jamais Corbière n’avoue directement ses raisons. Bien des critiques en voient l’origine dans un complexe d’Œdipe. Alexandre Arnoux, puis Jean Rousselot se livrent à une investigation morale tendant à montrer les conflits affectifs refoulés entre le père et le fils. Il y aurait eu au départ, la conscience très nette, chez Corbière, d’une tare irrémédiable dont la responsabilité incombait à son père et dont il ne pouvait l’accuser, car il était son idéal, l’achèvement de son rêve glorieux d’aventures. Il est certain qu’un tel complexe explique en particulier le désir de changer de parents assumé par la création poétique. Dans tous les poèmes de mer, Corbière va vouloir s’identifier avec des êtres dont les parents sont humbles, des êtres dont les parents sont morts ou éloignés. S’imaginer d’autres parents est une condition sine qua non pour changer de personnage, pour faciliter le transfert, mais cette substitution n’explique en rien l’attirance extrême et quasi religieuse pour le monde de l’océan. À vrai dire, il vaudrait mieux parler d’un lent investissement des choses de la mer chez Corbière. À l’époque où l’imagination est vivace, lui est donné en pâture un livre où miroitent les attraits d’une vie aventureuse sur la mer. Il n’est pas interdit de penser qu’il y a là, dans ce jeune esprit, un terrain favorable : l’atavisme paternel. Ce Négrier fut un poison que Corbière absorba bien des fois au court de sa brève existence. À ses yeux, la vie ne valait désormais que vécue dans les dangers, elle devait être un renforcement moral et physique pour conquérir l’estime des hommes et l’amour des femmes. La vie sur la mer forçait le respect de tous. On sait combien le jeune Corbière était sensible à ce regard admiratif : qu’on se réfère à son comportement scolaire. D’autre part, Tristan avait devant les yeux un modèle, un produit de cette existence. Son père qu’il aimait et admirait avait parfaitement réussi et s’était acquis la considération de son entourage. Être quelqu’un chez Tristan semble bien la raison profonde de ce culte pour l’océan au point de devenir une véritable idolâtrie de la virilité. Le développement de cette tendance fut aidé par la lecture d’un roman, par la personnalité et l’influence d’un père. Plus tard lorsque Corbière fut un corps disloqué par la maladie, sa religion de la force s’exacerba. Il maudit le destin qui avait fait de lui un être à part, « un bonhomme de mer mal fait ». Corbière se sentit un expatrié, un être flottant, rejeté par sa débilité dans la cohorte hideuse des malheureux implorant Sainte-Anne-de-la-Palud. Avec l’énergie du désespoir il exalta d’autant plus les « frères de la côte » et « les vieux de la cale » qu’il ne put prétendre en faire partie. Il faut donc lire Gens de mer comme une biographie rêvée, comme les douloureuses aspirations d’un être mutilé, nous livrant moins un amour de la mer, qu’un amour des gens de mer, comme un effort désespéré contre son père, contre la société, contre lui-même, contre son destin de malade, pour s’intégrer dans une classe sociale et ethnique déterminée : les marins bretons. On peut affirmer, en ce sens, que Gens de Mer est du théâtre, une gigantesque représentation, où par l’acte poétique et grâce à lui, Corbière a réalisé son rêve. Après avoir fait « comme si » dans la réalité, après avoir louvoyé le long des côtes, après s’être déguisé, il ne lui restait malgré tout que la solitude et le mépris des « mâles ».
Ce qui n’était plus possible dans les faits, le serait donc dans une existence rêvée.
Cette poésie, qui, pour un moment, allait le faire pénétrer dans l’univers merveilleux du désir comblé, aurait donc des exigences de strict réalisme. Elle ne devrait pas apparaître comme un succédané de la vie, mais être la vie même. On ne peut s’empêcher de penser au mot fameux de Rimbaud « il faut changer la Vie ». Cette mystérieuse transmutation s’opéra par le simulacre, par cette extraordinaire confiance dans le pouvoir évocateur du langage. Posséder le mot, c’était posséder la réalité, c’était s’introduire par effraction dans le clan qui l’emploie. Musset avait écrit : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ». Corbière s’est approprié à sa manière cette maxime romantique (dont il rejetait le larmoiement insupportable) en lui assignant un réalisme outré : ses vers auraient donc la vérité poétique et la beauté du dernier recours au-delà duquel il n’y a plus que le désespoir absolu.