L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière
Chapitre 4
Une image de la mer parodique et satirique
Pour conserver à son idéal toute son intégrité, Corbière s’est servi de l’ironie pour détruire toutes les fausses images de la mer qui auraient pu faire oublier la vraie.
Corbière a utilisé la parodie dans le Fils de Lamartine et de Graziella, et seule la première strophe nous intéresse puisqu’elle parle de la mer. Lamartine avait écrit dans le Premier regret des Harmonies poétiques et religieuses :
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus aux pieds de l’oranger
II est, près du sentier, sous la haie odorante
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pas distraits de l’étranger.
Ce ton élégiaque a dû sembler bien faux et bien inadmissible à l’auteur des Amours Jaunes. Lorsque, jeune homme, il avait lu Graziella, il n’avait pu supporter le ton larmoyant et efféminé du « Cygne de Saint-Point », lui qui aspirait à une surhumanité vigoureuse. Il voulait un poète viril chantant une mer virile. Lamartine est ici un être émasculé, qui ne peut prétendre avoir eu une descendance.
L’écho dit pour deux sous : le fils de Lamartine
Si Lamartine eût pu jamais avoir un fils.
L’attaque va se poursuivre plus virulente :
Et toi, Graziella… Toi, Lesbienne Vierge !
Nom d’amour que sopran’ il a tant déchanté
Nom de joie !… et qu’il a pleuré – Jaune cierge –
Tu n’étais vierge que de sa virginité.
Lamartine est une image de l’impuissance, un chantre de la religion qui castre.
Pour toi c’est ta seule œuvre mâle, ô Lamartine
Saint Joseph de la Muse, avec elle couché,
Et l’aidant à vêler… par la grâce divine
Ton fils avant la lettre est conçu sans péché.
Ces allusions non déguisées à l’Immaculée conception nous révèlent que cette paternité est seulement littéraire, qu’elle existe seulement dans l’imagination de son auteur. D’ailleurs la citation que Corbière a inscrite en tête de son poème est significative. Que l’on est loin avec les derniers mots de Graziella des amours crues et peu avouables des matelots ! « C’est ainsi que j’expiais par ces larmes écrites la dureté et l’ingratitude de mon cœur de dix-huit ans. Je ne puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image que rouleront éternellement pour moi les vagues transparentes et plaintives du golfe de Naples… et sans me haïr moi-même ; mais les âmes pardonnent là-haut, la sienne m’a pardonné, pardonnez-moi aussi, vous ! J’ai pleuré ». Cette sentimentalité exacerbée, ce « j’ai pleuré » final devait faire frémir Corbière. On ne pleure pas chez lui, on verse une larme furtive, vite essuyée avec le revers de la manche. Bien plus la mer ne le permet pas.
Et la lame de l’ouest nous rince les pleureuses.
Ici, la Méditerranée, que Corbière a découverte comme une eau calme au cours de son voyage en Italie, est bien à l’image de son chantre. Le talent du parodiste est de réemployer les mots de celui qu’il veut stigmatiser pour forcer l’effet dans le sens où il l’entend. Corbière a conservé les rimes de Lamartine et même les mots de fin de vers, sauf « indifférente » qui deviendra « rente ». Seulement l’auteur des Amours Jaunes nous peint une mer aux mouvements trop réguliers et à la douceur trop sucrée, une mer qui ne peut convenir à son tempérament combattif.
À l’île de Procide, où la mer de Sorrente
Scande un flot hexamètre à la fleur d’oranger
Un naturel se fait une petite rente
En Graziellant l’étranger…
C’est de plus le flot « hexamètre », la mer de la grande poésie antique. Ici, Corbière pense certainement que poésie est synonyme d’erreur. Notre auteur est bien persuadé qu’il n’y a pas encore eu de vrais poètes océaniques et dans Décourageux c’est ce regret qui apparaît :
II disait : "Ô naïf Océan ! Ô fleurettes,
Ne sommes-nous pas là, sans peintres ni poètes !…
La Méditerranée que chante la tradition gréco-latine est une mer stéréotypée, une mer qui n’est qu’ingrédient poétique, le sempiternel tableau qu’il faut faire.
En fait, Corbière ne se sent pas tellement concerné lorsqu’on parle de la mer d’une manière erronée, mais par contre, sa verve se fait plus incisive, plus ironique, plus mordante lorsqu’on édulcore le matelot, c’est qu’on touche alors à une partie sensible de son être. Tout le début du poème Matelots peut être considéré comme un effort, utilisant l’ironie, pour détruire de fausses images. Corbière va s’en prendre aux personnages des théâtres parisiens. Lorsque la terre s’avise de parler des gens de mer, elle n’aboutit qu’à une pâle imitation trop souvent ridicule et fausse qui déclenche les quolibets du poète. C’est d’abord à l’Opéra qu’il s’en prend, avec tous ses poncifs.
Vos marins de quinquets à l’Opéra… comique
Sous un frac en bleu ciel jurent "mille sabords !"
Ils ont belle allure ces marins déguisés en habit de ville à la couleur irréelle et aux jurons faits pour les oreilles chastes. N’oublions pas que Corbière sait combien le langage et l’habit permettent de pénétrer un monde différent. C’est pourquoi ces marins parisiens ne sont pas faits pour le grand air, mais pour l’atmosphère enfumée par les quinquets. Ces matelots d’Opéra-comique sont comiques. Grâce aux points de suspension, Corbière nous livre en même temps une épithète et un jugement.
Et sur les boulevards, le survivant chronique
Du Vengeur vend l’onguent à tuer les rats morts.
Il faut rappeler à ce sujet que le Vengeur fut coulé au cours d’un combat qui mit aux prises les Français et les Anglais du 28 mai au 1er juin 1794. Un rapide calcul nous amène à penser que le survivant en question doit avoir entre quatre-vingts et cent ans. On comprend aisément qu’il soit affublé du qualificatif de « chronique ». Il n’est donc pas plus sérieux ce rescapé qui vend une médecine dont l’effet est indéniable, c’est une escroquerie que dénonce Corbière. Il ne faut pas que son beau rêve de virilité soit entaché par toute cette pacotille. Le mépris pour ces pâles imitations n’est-il pas une manière de sauver son idéal, en refusant toute parenté possible avec ce monde artificiel ?
Le poète va ensuite s’attaquer à l’aspect théâtral et faux de certaines attitudes.
Le Jeun’homme infligé d’un bras – même en voyage
Infortuné, chantant par suite de naufrage.
Il n’y a rien de vrai dans cette convention de l’Opéra qui veut que l’on chante toujours. Ce chant est malvenu dans un événement tel qu’un naufrage, surtout lorsqu’il vient de la part d’un personnage aussi falot, que ce jeune homme romantique sur qui s’acharne le sort.
La femme en bain de mer qui tord ses bras au flot
Et l’amiral… – Ce n’est pas matelot !
Voilà encore une attitude théâtrale, romantique, celle qui consiste à avoir peur de l’Océan. Pour Corbière, la mer n’est pas le monde horrifiant d’Hugo. S’il y a des dangers, ils ne doivent pas inspirer la crainte, mais jouer le rôle de révélateurs. Ils sont des épreuves pour la virilité. Ainsi tout ce qui précède est futile, et va donc être rayé d’une manière péremptoire et définitive : « Ce n’est pas matelot ». Plus loin le vrai marin sera décrit en courtes phrases de dialogue qui contrastent avec la rhétorique formelle du marin d’Opéra. L’opposition du réel à l’artificiel s’accompagne d’une opposition linguistique, quant aux mots et aux rythmes. À la tirade théâtrale longue et sans aspérité, Corbière oppose le langage rude et haché du matelot réel.
La seconde tentative terrienne pour parler de la mer aboutit elle aussi à un échec et à une excommunication, car la terre ne connaît rien à l’Océan. Dans la Fin, Corbière refait Victor Hugo, et, en particulier Oceano nox. Là encore il s’agit de substituer l’image vraie à l’évocation fausse pour préserver la pureté d’un idéal. Les vers que Corbière cite en exergue ne sont pas tout à fait ceux d’Hugo. Faut-il voir dans ces inexactitudes de la malice, ou bien tout simplement une infidélité de mémoire ? Cependant les changements apportés sont minimes et ne modifient pas sensiblement le sens des vers d’Hugo. « L’ouragan, de leur vie a pris toutes les pages » devient « L’Océan, de leur vie a pris toutes les pages » ; et « Nul ne sait leurs noms, pas même l’humble pierre », « Nul ne saura leurs noms, pas même l’humble pierre ». Les deux derniers vers ont subi un remaniement plus important : « Pas même la chanson naïve et monotone / Que chante un mendiant à l’angle d’un vieux pont » est refait en « Pas même la chanson plaintive et monotone / D’un aveugle qui chante à l’angle d’un vieux pont ». Le dernier vers est plus mélodieux chez Corbière, voilà tout.
La première strophe est une parodie : elle reprend le vocabulaire et le rythme d’Oceano nox. Ce sont d’abord des rythmes amples dictés par l’art oratoire, alors que dans la suite du poème nous aurons des rythmes hachés, plus fidèles à la réalité que les longues lamentations hugoliennes. Mais Corbière va obtenir l’effet désiré en changeant certains mots. Chez Hugo, les marins étaient « joyeux » de s’embarquer. Corbière refuse l’effet qui consiste à opposer la joie du départ au morne oubli de la disparition. Les marins, lorsqu’ils partent, sont insoucieux, ce qui est un état plus neutre, moins marqué et plus vrai. À l’exaltation romantique, Corbière oppose la vie : ces marins font leur métier, un point c’est tout, et cet exercice ne suppose pas une joie plus grande que d’habitude. De même Corbière refuse l’abattement qui succède à leur disparition, car il appartient encore au registre du sentiment, de la poésie. Corbière lui substitue la vie dans sa monotonie banale, parce que c’est plus vrai, et parce que c’est plus grand. Ce changement est accentué par une rupture brusque du rythme qui produit comme une pirouette désinvolte. L’affirmation triviale qui termine la première strophe tranche brutalement avec les longs accents larmoyants qui précédaient. Les marins « Sont morts – absolument comme ils étaient partis ». Maintenant que la fausse image est détruite, la place est nette pour élaborer la vraie.
Allons ! C’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes ;
Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes…
Tout commence par un reproche un peu ironique, car lorsqu’on parle des gens de mer, la plainte n’a pas sa place. Corbière refuse une sentimentalité de mauvais aloi qui pourrait rabaisser aux yeux des lecteurs le courage tranquille de ces hommes. Ces êtres ont une espèce de grandeur farouche dans cette égalité de sentiments quels que soient les événements. Chez eux, ni exaltation, ni abattement, mais une humeur égale que n’arrive pas à abattre l’approche de la mort. Ils ont la force tranquille des dominateurs, de ceux qui ont l’habitude de l’Océan : « c’est leur métier ». Jusqu’au bout ils ont défié les forces qui les menacent, ils ont mené à bien leur tâche de tous les jours et la mort ne les a pris qu’au milieu de leur travail et de leurs habitudes : « ils sont morts dans leurs bottes ». Pour mieux marquer son intention de rompre avec le sentimentalisme artificiel des effusions romantiques, Corbière emploie des termes d’argot de métier comme « boujaron » qui évoquent le milieu de vie des marins et des rimes rugueuses comme « bottes » et « capotes » qui donnent mieux l’idée de la rudesse et de la virilité. Mais voilà que Corbière se surprend à parler le langage même que justement il refusait, parce qu’il ne savait pas suggérer les réalités du monde de la mer.
Morts… Merci ! La Camarde a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne femme…
Les morts sont des terriens, l’Océan c’est la vie, mais cette antithèse est un autre sujet qui sera examiné plus loin. L’effort de rudesse se poursuit par l’incorrection, l’omission de la négation. On sait combien chez Corbière les marins ont peu de souci pour le beau langage. Il suffirait de relire Capitaine Bambine pour s’en persuader. L’irrévérence du vers suivant a le même but : montrer qu’à homme viril, langage viril. Le marin est celui qui a un sexe et qui souvent le fait savoir, même si les allusions sont grossières. Le marin refuse la politesse efféminée de la terre. Cette importance du langage, Corbière va nous la faire sentir dans les vers suivants.
Un grain… est-ce la mort, ça ? La basse voilure
Battant à travers l’eau ! – Ça se dit encombrer…
Un coup de mer plombé puis la haute mâture
Fouettant les flots ras – et ça se dit sombrer.
Sombrer. – Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale…
L’auteur des Amours Jaunes sait combien le langage est important pour pénétrer un milieu de vie. Comment prétendre parler des marins si on ne sait les comprendre ? C’est se vouer à des contresens regrettables. Connaître un jargon, c’est s’introduire dans la psychologie de celui qui l’emploie. De l’avoir ignoré, Hugo est coupable. Corbière montre son mépris en faisant ces reproches sous forme de leçon. Il réduit un grand poète au rôle d’élève. L’auteur de La Légende des siècles a péché pour n’avoir pas « sondé » le pouvoir évocateur des mots. Le calembour que fait Corbière est significatif : sombrer évoque certes l’engloutissement, mais aussi l’adjectif sombre. Pour n’avoir pas réfléchi aux suggestions des mots, Hugo a fait un contresens total : la mort ne saurait exister en mer et le vocabulaire est là pour le prouver. Au-delà d’Hugo pourtant, ce sont tous les poètes qui sont visés, tous ceux qui prétendraient écrire sur les marins et la mer. Certes l’imperfection des chants chez « les terriens parvenus » légitime une telle condamnation, mais l’anathème semble excommunier Corbière lui-même.
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle
– Eux : le De Profundis que leur corne le vent.
La mer et le marin se suffisent à eux-mêmes. Leur confrontation est si belle en elle-même, qu’il serait vain et même ridicule de vouloir ajouter quelque chose à leur perfection. Si Corbière n’a pourtant pas renoncé à cette entreprise, c’est peut-être que justement il ne se considérait pas comme un poète, « L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’art » (Ça), mais avant tout comme un marin. En effet, quels sont les reproches adressés au poète dans ce texte ? Le premier reproche, c’est de projeter une pensée romantique sur ce que Corbière veut réaliste. La vie en mer se passe de pensées larmoyantes et mélancoliques, elle est avant tout exercice de sa force, lutte exaltante contre les éléments, elle est la Vie. Aussi n’y a-t-il rien d’exagérément joyeux, ni d’exagérément triste dans cette vie : l’existence tout simplement, faite de travail et de contentement devant le labeur bien fait et la nature vaincue. Le second grief est une méconnaissance du vocabulaire ; le troisième découle du second : il s’agit des erreurs entraînées par cette lacune. Tous ces reproches ont pour point commun une exigence de réalisme et de vérité. Corbière condamne toute poésie au sens d’image déformée de la réalité ; s’il ne s’inclut pas dans le lot des excommuniés, c’est qu’il n’est pas poète dans cette acception-là. Il est d’abord du côté de la vie, et la poésie lui est donnée de surcroît.
S’interrogeant sur son recueil, il se demande :
Un poème ? – Merci, mais j’ai lavé ma lyre…
Un ouvrage ? – Ce n’est poli ni repoli
Vers ? …vous avez flué des vers… – Non, c’est heurté.
Pour que le poète soit poète, il doit écarter le désir de faire de la beauté selon les canons d’une esthétique classique. Sinon il brise l’expression naturelle et spontanée de son propos. C’est certainement en ce sens qu’il faut comprendre les déclarations de Corbière.