Mallarmé (1842-1898)
« Le tombeau d’Edgar Poe »
1 Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !5 Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
10 Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orneCalme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
14 Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.
Commentaire du texte
À l’occasion de l’érection d’un monument en l’honneur de Poe à Baltimore, ving-cinq ans après la mort du poète, Sarah Sigourney Rice prend l’initiative d’un volume d’hommage en l’honneur du poète. Elle demande sa participation à l’Anglais Swinburne, qui était déjà en relation avec Mallarmé. Celui-ci en effet lui avait envoyé un exemplaire de sa traduction du "Corbeau". Swinburne rappelle donc à la dame les hommages déjà rendus à Poe par les poètes français dont "l’incomparable hommage rendu à Poe par Baudelaire", et ajoute que "cet hommage avait été complété par une soigneuse et délicate version de ses poèmes, avec des illustrations pleines de force subtile […] due à la loyale et affectueuse coopération d’un des plus remarquables jeunes poètes et d’un des plus puissants peintres de France : Mallarmé et Manet". Ce fut donc par cette voie anglaise que Mallarmé fut convié à collaborer à ce recueil américain. Mais le poème ne fut écrit qu’après l’érection du monument (16 novembre 1875). Le 4 avril 1876, Mallarmé acceptait l’offre d’envoyer "pour l’époque que vous voudrez bien me fixer quelques vers écrits, Madame, en votre honneur : je veux dire commémoratifs de la grande cérémonie de l’automne dernier". Mais en fin de compte, dans "A memorial volume", seul le sonnet de Mallarmé figure comme contribution française (ni Baudelaire, ni Manet n’y furent conviés). La première édition du Tombeau d’Edgar Poe eut donc lieu à Baltimore en 1877.
Mallarmé, professeur d’anglais, a donc rédigé un hommage à l’un de ses maîtres : il considérait Poe et Baudelaire comme ses initiateurs. Le terme de tombeau a ici le double sens de monument funéraire et d’éloge comme on peut le trouver dans la musique "le tombeau de François Couperin" par exemple. Ce sonnet est tout autant un hommage à Poe que l’expression d’un idéal poétique mallarméen.
Quel est le sens général du poème pour permettre d’apprécier cette poésie travaillée et habituellement considérée comme hermétique, (disons plutôt que cette poésie est le lieu d’une extrême condensation de la pensée et du langage) ?
Pour comprendre ce sonnet, il faut revenir au contexte. L’Amérique a voulu célébrer son poète en lui dressant un bloc de basalte non sculpté. Mallarmé supplée ce manque de bas-relief et d’épitaphe. Il en attribue l’origine à l’incompréhension dont Poe fut victime. On peut raisonnablement penser que Mallarmé associe sa propre situation à celle du poète américain. Nous nous retrouvons donc dans l’exploitation d’un thème bien connu au XIXe siècle, celui du poète incompris par ses contemporains. Cependant, ici, le rendu est très original dans la préciosité, les jeux sur les mots, la syntaxe inhabituelle qu’il développe et qui constitue la manière propre de Mallarmé.
Lecture linéaire
Quelques explications pour éviter les contresens :
- Le premier vers très célèbre : notons la majuscule de "lui-même", l’ordre des mots et le terme « éternité » qui donne d’emblée une solennité grave pour exprimer que la mort fige désormais la pensée et l’expression du poète, mais en même temps les révèle. On peut y voir l’expression d’un idéalisme platonicien à la manière de Baudelaire, la raideur et la froidure en plus.
- Vers deux : suscite veut dire réveiller. Le glaive nu évoque l’archange qui garde les portes du paradis, d’ailleurs repris à la fin du vers 5.
- Le vers 3 : connu veut dire reconnu, compris.
- Vers 4 : Poe comme Mallarmé a été hanté par la mort. Notons le jeu de mots sur étrange qui signifie à la fois bizarre et étranger (le poète n’est pas un homme ordinaire).
- Le premier quatrain développe donc la figure et la mission du poète qui est en quête d’un monde idéal, au sens de monde des idées, d’un monde de l’ordre au-delà du chaos apparent.
- Le deuxième quatrain décrit le peuple, les contemporains, ceux qui n’ont pas su apprécier et comprendre.
- Vers 5 : entame agressive et anonyme avec ce "Eux". Archaïsme de « oyant » ce qui veut dire entendant. L’hydre évoque le dragon apocalyptique en même temps que le monstre à mille têtes symbole de la foule.
- Vers 6 : autre vers célèbre qui exprime l’ambition poétique mallarméenne. Le langage poétique est à inventer à partir de la langue utilitaire (tribu) en purifiant les mots par le jeu sur les sens, par le passage de l’univoque à l’équivoque. Dans un autre poème Mallarmé écrivait : « le sens trop précis / Rature ta vague littérature ». C’est le même sens.
- Les vers 7 et 8 font allusion au reproche communément adressé à Poe : celui de la consommation d’alcool, qui est pourtant un « sortilège » (là encore le jeu sur les mots, en effet le sortilège peut être apprécié négativement comme une entrave à la volonté mais aussi positivement comme l’ouverture sur le monde idéal).
- Les deux tercets produisent un puissant élargissement en mettant en valeur la portée symbolique du simple bloc de pierre sans sculptures.
- Vers 9 : Mallarmé déplore (grief) la mésestime des contemporains (sol) et le destin (nue) qui se sont abattus sur le poète.
- Vers 10 : il faut comprendre "avec" comme "avec le bloc". Nous aurions là une construction anglaise avec l’emploi d’une préposition de manière détachée. Apprécions le mot idée avec les explications précédentes sur le monde idéal.
- Vers 11 : le verbe final est un subjonctif qui exprime le souhait ou le conditionnel.
- Vers 12 : Mallarmé voit le monument élevé à la mémoire du poète comme un symbole. Il retourne son dénuement (absence de sculptures) en richesse : cette pierre brute est à l’image du poète, un aérolithe tombé sur la terre (notion voisine de l’image du poète exclu du paradis comme chez Baudelaire).
- Vers 13 et 14 : Mallarmé retourne la honte en gloire. L’absence de reconnaissance (par l’absence de sculptures) est transfigurée. Mallarmé souhaite que le monument, dans sa nudité, devienne une limite infranchissable (borne) marquant à la fois l’entrée dans le domaine poétique et une barrière aux éventuelles critiques futures (blasphème avec une majuscule pour sa valeur métaphorique religieuse, la critique devient alors une incompréhension absolue, irréductible).