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Malraux, La Condition humaine

André Malraux (1901-1976)

La condition humaine (1933), incipit

Après la publication des Conquérants en 1928, La Voie royale en 1930, Malraux fait paraître La Condition humaine en 1933 (d’abord dans la Nouvelle Revue française). Le roman connaît un grand succès et Malraux se voit décerner le prix Goncourt. Ce roman évoque la Chine de Tchang Kaï-chek (1887-1975) et ses conflits politiques.

Si vous ne le connaissez pas, vous pouvez lire un bref rappel du contexte historique sur Wikipédia.

Première partie
21 mars 1927
Minuit et demi.

André Malraux Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés  !
   La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus.
   Il se répétait que cet homme devait mourir.
Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît, — car, s’il se défendait, il appellerait.
   Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir.


© Éditions Gallimard.

Pour commenter ce texte…

Un incipit original

  • L’action se situe dans la nuit du 21 mars 1927 à Shangai. Tchen s’apprête à commettre un assassinat. C’est ce qu’on appelle un incipit in medias res : le lecteur est en effet plongé dans l’action dès le début du roman. À la différence de nombreux romans, il n’y a ni descriptions préambulaires, ni présentation des personnages, ni exposé de la situation.
  • On remarque tout de suite des éléments propres au reportage (romancé) : il est fait mention de la date et de l’heure (marques de l’écriture journalistique), un peu comme dans le roman-reportage des années 30.
  • Les événements sont vécus par le lecteur en même temps que le personnage (Tchen). Les premiers verbes de ce texte sont des verbes d’action (« tenterait-il » et « frapperait-il »).
  • On observe de nombreux éléments propres aux techniques cinématographiques : plusieurs plans se succèdent : Tchen s’apprête à tuer, voit un « tas de mousseline blanche » puis sa victime (de prime abord réduite à son pied → métonymie) : « ce pied », « au-dessous du pied » et « rien n’existait que ce pied » (gros plan).
  • Le décor est symbolique : on note l’opposition lumière (« la seule lumière », « un grand rectangle d’électricité pâle », « rectangle de lumière ») à l’extérieur / obscurité (« un corps moins visible qu’une ombre », « la nuit ») à l’intérieur de la pièce ; l’obscurité connote la mort et la lumière la vie (« seule lumière […] comme pour accentuer […] la vie »). On relève au passage l’antithèse « cette nuit n’était que clarté » et la séquence métaphorique « les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit ». Il est également fait mention des bruits extérieurs (« quatre ou cinq klaxons grincèrent », « vague de vacarme »). Les jeux de lumière et l’évocation du bruit extérieur appartiennent également à la mise en scène cinématographique : en effet, même s’il n’y a pas de description à proprement parler des lieux et des personnages, la scène est donnée à voir au lecteur, comme dans un film. Nous avons ainsi accès au monde intérieur de Tchen (→ introspection : description détaillée des perceptions, des pensées et des sentiments).
  • Enfin, l’absence de toute explication, l’atmosphère oppressante de la chambre, l’évocation de la mort et de l’assasin font penser aux ressorts traditionnels du roman policier. Le lecteur est curieux de connaître l’intrigue.

L’introspection

  • Comme nous venons de le dire, nous pénétrons dans l’univers mental de Tchen. Cette introspection est possible par la focalisation interne : celui qui prend en charge la narration sait tout de son personnage.
  • Tchen est angoissé (« l’angoisse lui tordait l’estomac »), il est mal à l’aise et ne songe de « sa propre fermeté [qu’avec hébétude] » car il va commettre ici son premier meurtre au nom d’une cause politique.
  • Tchen hésite à tuer : les interrogatives initiales et les répétitions le montrent (monologue intérieur) : « Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! » Il tente également l’autopersuasion : « Il se répétait que cet homme devait mourir. ». Il s’apprête en effet à tuer un homme endormi qui ne peut se défendre et sans doute a-t-il l’impression qu’il va commettre un crime lâche, crime qui va l’exclure du monde des hommes, le monde extérieur…
  • Le champ lexical de la mort et du combat témoigne de l’obsession de Tchen pour le meurtre : « mourir », « tuerait », « exécuté », « se défendait », « combattant », « assassiner », etc.
  • Le protagoniste est coupé du monde des hommes : « (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…) » et « dans cette nuit où le temps n’existait plus. » ; Tchen est comme dans un autre monde.
Voir aussi :