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Malraux (1901-1976), La Voie royale (1930)

Une étude de Jean-Luc.

André Malraux André Malraux (1901-1976) a d’abord fait connaissance avec l’Asie comme étudiant à l’École des langues orientales. En 1923, il part pour l’Extrême-Orient où, jusqu’en 1927, il participe à des expéditions archéologiques, n’hésite pas à se mêler aux combats qui agitent la Chine d’alors sous les couleurs du Kuomintang. Homme d’action, écrivain, il rapporte de son expérience asiatique plusieurs romans : Les Conquérants (1928), La Voie royale (1930) et La Condition humaine qui lui vaut le prix Goncourt en 1933.

L’action de La Voie royale se passe au début du XXe siècle d’abord sur le bateau qui relie Marseille à l’Indochine, mais ensuite surtout au Cambodge, au Laos et au Siam. Ce roman nous rapporte la rencontre de deux aventuriers, le jeune Claude Vannec, un Breton plein d’ardeur juvénile ; le vieux Perken, un Danois d’origine allemande à la grande expérience. Après s’être reconnus comme appartenant tous deux à la race des non-conformistes, ils vont mêler leurs projets ; pour le premier, la recherche mi-archéologique, mi-intéressée de sculptures sur la voie royale ; pour le dernier, la quête d’un certain Grabot, un autre aventurier parti en pays dissident et dont nul n’a plus entendu parler, mais aussi et peut-être surtout la constitution d’un royaume personnel en terre insoumise. Le dernier comparse et non des moindres, c’est l’Indochine, pays de mort où tout pourrit dans une humidité fétide, forêt omniprésente où tout s’anéantit sous une végétation exubérante dans une "universelle désagrégation".

Ce récit appartient au genre du roman d’aventures et, comme tel, relate des péripéties à la trame linéaire. Dès le départ, Claude se heurte à l’hostilité de l’administration coloniale française qui, en sous-main, mettra tout en œuvre pour s’opposer à un projet qu’elle n’a pas suscité. Plus profondément, l’esprit mesquin et tatillon des fonctionnaires ne peut admettre le souffle de la jeunesse et du non-conformisme qui anime le fougueux Claude Vannec. De plus la maladroite impatience du jeune Breton refusant de faire acte d’allégeance blesse l’administrateur vivant avant tout pour sa petite parcelle d’autorité. Plus tard, en pleine forêt, Claude et son ami Perken sont abandonnés par l’indigène représentant le pouvoir colonial. Sans guide, sans charrettes, craignant d’autres embûches dans le territoire contrôlé par l’administration, ils décident de s’enfoncer dans le pays des Moïs, région incontrôlée aux multiples dangers, où peut-être vit encore Grabot. Déjouant les pièges des marais, des insectes géants, d’une végétation hostile où la volonté se dilue, des lancettes de guerre ou des lianes de rotin tendues pour décapiter le voyageur inattentif, ils pactisent avec les sauvages Stiengs, mais la découverte de Grabot, dont l’esclavage a fait une véritable loque humaine, remettra en question le traité passé auparavant. Les voilà assiégés par toute une tribu ! Leurs chances d’échapper à la mort ou à une captivité honteuse sont si faibles que Perken, avec beaucoup de courage et de lucidité, lance un défi qui les sauve mais où il se blesse à mort sur une lancette de guerre. Une arthrite suppurée (à une époque où les antibiotiques n’ont pas encore été découverts) condamne sûrement l’aventurier qui, jusqu’au au bout, refuse l’issue inéluctable et, malgré la lente agonie ou à cause d’elle, se bat avec espoir. D’abord il se venge des tortionnaires de Grabot, ceux-là mêmes qui leur ont tendu un piège. Avec une colonne de soldats siamois, ils pourchassent les Stiengs et délivrent Grabot. Mais le gouvernement siamois joue un double jeu, il entend profiter de l’occasion pour pacifier un territoire que le chemin de fer, symbole de son pouvoir, doit atteindre et traverser. Alors Perken va abattre sa dernière carte, vivre son dernier espoir, comme le héros du roman de Kipling, L’homme qui voulut être roi, se bâtir un royaume au Laos en poussant plusieurs tribus à la rébellion. Diminué, il n’inspire plus confiance. Il ne lui reste plus qu’à fuir et, au cours du voyage, il meurt dans d’atroces souffrances.

Pourtant, plus qu’un roman d’aventures, cette œuvre est plutôt un voyage initiatique organisé autour de trois thèmes : l’érotisme, l’aventure et la mort. Le guide, c’est Perken ; le lieu, c’est l’Asie, immense et omniprésente force de destruction ; la quête, c’est une réflexion métaphysique sur l’homme et sa destinée. La voie royale est tout autant cette ancienne route parsemée de temples khmers où Claude espère la fortune qu’au sens figuré, l’aventure suprême où l’on doit rencontrer la clef de sa propre vie, la lutte avec sa propre mort.

L’aventurier est avant tout un non-conformiste, il veut échapper à une vie trop policée, sans imprévu, symbolisée par l’administration et le chemin de fer. Seules, les contrées lointaines permettent encore ce rêve, mais les terres vierges s’amenuisent. Il ne s’agit pas d’exotisme. L’aventurier sait que la mort est inéluctable, c’est un joueur qui se sait battu d’avance mais dont l’espoir est de jouer la partie avec le plus de brio possible. Le risque voulu grandit l’homme et donne un sens à sa vie. L’aventure est le lot d’un petit nombre de rebelles solitaires qui, avec un certain romantisme désenchanté, sont désireux de laisser une trace, de marquer l’histoire de leur passage, de donner un sens à une lutte inéluctablement marquée par la défaite. L’archétype de cet aventurier est le personnage quasi mythique de Mayréna, l’éphémère roi des Sédangs, à la vie parsemée d’exploits mais à l’agonie prosaïque qui préfigure le destin de Perken.

Tout le roman nous ramène inlassablement à la mort. Tout d’abord l’auteur distingue la mort du fait d’être tué. Si être tué, c’est passer directement dans le néant, la mort est tout autre chose, elle demande temps et méditation, c’est l’affaire importante de la vie, l’obsession de tous les instants. "La mort est là, comprenez vous, comme… comme l’irréfutable preuve de l’absurdité de la vie". Pour tous, c’est "vieillir (…) la déchéance (…), ma condition d’homme est que je vieillisse, que cette chose atroce, le temps, se développe en moi comme un cancer irrévocablement" s’exclame Perken. La seule solution est la révolte dans l’aventure ou l’érotisme, une tentative pour échapper à la fatalité. La grandeur de l’homme est dans sa rébellion, bien que son combat soit perdu d’avance. "Ces termites vivent dans leur termitière soumis à leur territoire. Je ne veux pas être soumis" dira encore Perken.

Le monde décrit par Malraux est absurde, il n’y a pas d’explication à cet anéantissement final. Le héros refuse Dieu et religions : "aucune pensée divine, aucune récompense future, rien ne pouvait justifier la fin d’une existence humaine". Le suicide lui-même n’est pas une solution. Grabot avait choisi le revolver et un suicide éventuel comme un antidote. Disposer de sa mort devait être le remède contre sa peur. En fait l’Asie, ses mystères, sa sauvagerie, sa déliquescence seront les plus forts. Ayant perdu sa virilité, il est devenu une lamentable loque humaine. L’aventurier a dégénéré en l’esclave d’un sauvage méprisable. De toute façon Perken avait prévenu Claude : "Celui qui se tue court après une image qu’il s’est formé de lui-même. On ne se tue jamais que pour exister. Je n’aime pas qu’on soit dupe de Dieu". Choisir sa mort, c’est encore mourir mais en jouant un simulacre, en donnant l’impression que l’on peut dominer la mort.

Face à elle ou étroitement liés à elle, il y a l’érotisme et l’aventure, tout ce qui donne la jouissance, un sentiment de vie intense, le refus de s’attacher et en même temps un goût un peu morbide de l’anéantissement, une expérience de la fin. Perken pourtant va apprendre qu’on ne peut choisir sa mort, mais surtout il ne sait pas s’il sera plus fort qu’elle, s’il pourra la regarder en face. La mort survient quand l’espoir meurt. Jusqu’au bout Perken a lutté, il n’a pas voulu croire à la fin inéluctable alors qu’il a lu sa condamnation dans le regard d’autrui. En fait c’est la leçon ultime : la mort n’existe pas, il n’y a qu’un individu qui expérimente sa propre mort dans le dénuement et la solitude, histoire perpétuellement recommencée. Claude éprouve une "fraternité désespérée" pour le moribond, mais à l’instant suprême, il n’est qu’un étranger pour Perken.

"Joie poignante sans espoir", telle est la vie du rebelle, mais tout se termine dans la mort et la solitude. La Voie royale est un roman de l’échec, une œuvre pessimiste mettant en scène cruellement "l’irréductible humiliation de l’homme traqué par sa destinée".

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