Pierre Carlet Chamblain de Marivaux (1688-1763)
La Dispute (1744)
La scène 3 présente Églé qui n’a jamais vu le monde. Elle est guidée par Carise, qui est sa servante.
Scène 3
Carise, Églé
Carise — Venez, Églé, suivez-moi ; voici de nouvelles terres que vous n’avez jamais vues, et que vous pouvez parcourir en sûreté.
Églé — Que vois-je ? quelle quantité de nouveaux mondes !
Carise — C’est toujours le même, mais vous n’en connaissez pas toute l’étendue.
Églé — Que de pays ! que d’habitations ! Il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur. (Elle regarde et s’arrête à un ruisseau.) Qu’est-ce que c’est que cette eau que je vois et qui roule à terre ? Je n’ai rien vu de semblable à cela dans le monde d’où je sors.
Carise — Vous avez raison, et c’est ce qu’on appelle un ruisseau.
Églé, regardant — Ah ! Carise, approchez, venez voir, il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraît aussi étonnée de moi que je le suis d’elle.
Carise, riant — Eh ! non, c’est vous que vous y voyez ; tous les ruisseaux font cet effet-là.
Églé — Quoi ! c’est là moi, c’est mon visage ?
Carise — Sans doute.
Églé — Mais savez-vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant ? Quel dommage de ne l’avoir pas su plus tôt !
Carise — Il est vrai que vous êtes belle.
Églé — Comment, belle, admirable ! Cette découverte-là m’enchante. (Elle se regarde encore.) Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou et vous. Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent !
Carise — Promenez-vous à votre aise, je vous laisse pour rentrer dans votre habitation, où j’ai quelque chose à faire.
Églé — Allez, allez, je ne m’ennuierai pas avec le ruisseau.
Pour le commentaire…
La découverte du monde et de soi se double d’une exploration du langage : les philosophes du XVIIIe siècle ont réfléchi sur le langage en relation avec les sens.
Le double registre : registre du cœur (Églé) et registre de l’intellect (Carise : elle guide, elle assume la fonction du langage). Ainsi, c’est Carise qui nomme les choses. Elle constate le développement rapide d’une conscience : lorsqu’elle nomme « ruisseau », Églé répète « ruisseau » dans la réplique suivante. La tonalité comique est remarquable : elle tient à l’ignorance d’Églé. Par exemple, le fait qu’Églé ne sait pas ce qu’est un ruisseau relève de l’hyperbole. La langue du cœur exprime les sensations, et c’est ce qui intéresse Marivaux. Il y a émerveillement devant le monde et le sentiment de coquetterie. Tout se manifeste dans des traits stylistiques particuliers : ainsi, Carise profère beaucoup d’énoncés assertifs.
Le « stade du miroir », la découverte de soi
L’expression « stade du miroir » vient de Lacan : ce stade est le moment du développement du psychisme, le moment où l’on se reconnaît dans un miroir. Au moment où Églé se reconnaît dans le reflet, elle découvre sa propre beauté. C’est Carise qui donne l’identité à Églé par le biais d’un chiasme : « […] elle paraît aussi étonnée de moi que je le suis d’elle. » / « […] c’est vous que vous y voyez… » On note qu’Églé, lorsqu’elle apprend qu’il s’agit d’elle dans le reflet, recourt au pronom « cela » (et non « je ») ; le pronom « je » apparaît plus loin dans la scène.
Pour conclure…
La fin de la scène annonce la suite de la pièce : Azor deviendra le miroir d’Églé. On remarque aussi le pessimisme de la pièce : les hommes sont aimés car ils sont les miroirs de la coquetterie féminine. Enfin, le narcissisme naît avec la conscience, narcissime qui est à l’origine de l’inconstance.