François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927)
Incipit
L’avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du Palais de Justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l’aspira. Elle avait peur d’être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d’un platane ; elle reconnut son père. L’avocat cria : « Non-lieu » et, se retournant vers Thérèse :
— Vous pouvez sortir : il n’y a personne.
Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l’embrassa pas, ne lui donna pas même un regard ; il interrogeait l’avocat Duros qui répondait à mi-voix, comme s’ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos :
— Je recevrai demain l’avis officiel du non-lieu.
— Il ne peut plus y avoir de surprise ?
— Non : les carottes sont cuites, comme on dit.
— Après la déposition de mon gendre, c’était couru.
— Couru… couru… On ne sait jamais.
— Du moment que de son propre aveu, il ne comptait jamais les gouttes…
— Vous savez, Larroque, dans ces sortes d’affaires, le témoignage de la victime…
La voix de Thérèse s’éleva :
— Il n’y a pas eu de victime.
— J’ai voulu dire : victime de son imprudence, madame.
Pour l’étude de l’incipit1 :
Les « bonnes » questions pour l’étude de l’incipit : qui prend en charge le discours ? Qui voit ? Où l’univers de référence se construit-il ?
- Il s’agit ici d’un incipit in medias res.
- L’incipit de ce texte est un système de récit : troisième personne du singulier, passé simple. L’énoncé est coupé de l’énonciateur, lequel efface les traces de sa présence (absence de déictiques et de modalisation), à la différence d’un système de discours.
- Mauriac regarde Thérèse de l’extérieur ; il y a superposition de points de vue (discours indirect libre).
1 Incipit liber signifie « premières lignes du roman » et par extension ses premières pages.