Molière (1622-1673), Les Femmes savantes (1672)
Acte II, scène 6
Chrysale
Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse,
Coquine, et votre crime est indigne de grâce.
Martine
Qu’est-ce donc que j’ai fait ?
Chrysale
Ma foi ! Je ne sais pas.
Philaminte
Elle est d’humeur encore à n’en faire aucun cas.
Chrysale
A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?
Philaminte
Voudrais-je la chasser, et vous figurez-vous
Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?
Chrysale
Qu’est-ce à dire ? L’affaire est donc considérable ?
Philaminte
Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?
Chrysale
Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
Dérober quelque aiguière1 ou quelque plat d’argent ?
Philaminte
Cela ne serait rien.
Chrysale
Oh, oh ! peste, la belle !
Quoi ? l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle ?
Philaminte
C’est pis que tout cela.
Chrysale
Pis que tout cela ?
Philaminte
Pis.
Chrysale
Comment diantre, friponne ! Euh ? a-t-elle commis.
Philaminte
Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté mon oreille
Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas,
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.
Chrysale
Est-ce là… ?
Philaminte
Quoi ? toujours, malgré nos remontrances,
Heurter le fondement de toutes les sciences,
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
Et les fait, la main haute, obéir à ses lois ?
Chrysale
Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.
Philaminte
Quoi ? vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?
Chrysale
Si fait.
Philaminte
Je voudrais bien que vous l’excusassiez !
Chrysale
Je n’ai garde.
Bélise
Il est vrai que ce sont des pitiés :
Toute construction est par elle détruite,
Et des lois du langage on l’a cent fois instruite.
Martine
Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon ;
Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon.
Philaminte
L’impudente ! appeler un jargon le langage
Fondé sur la raison et sur le bel usage !
Martine
Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos beaux dictons ne servent pas de rien.
Philaminte
Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
Ne servent-pas de rien !
Bélise
Ô cervelle indocile !
Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment,
On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?
De pas mis avec rien tu fais la récidive,
Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative.
Martine
Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.
Philaminte
Ah ! peut-on y tenir ?
Bélise
Quel solécisme horrible !
Philaminte
En voilà pour tuer une oreille sensible.
Bélise
Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel.
Je n’est qu’un singulier, avons est pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?
Martine
Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?
Philaminte
Ô Ciel !
Bélise
Grammaire est prise à contre-sens par toi,
Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.
Martine
Ma foi !
Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.
Bélise
Quelle âme villageoise !
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l’adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.
Martine
J’ai, Madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.
Philaminte
Quel martyre !
Bélise
Ce sont les noms des mots, et l’on doit regarder
En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.
Martine
Qu’ils s’accordent entr’eux, ou se gourment, qu’importe ?
Philaminte, à sa sœur.
Eh, mon Dieu ! Finissez un discours de la sorte.1 Vase à anse et à bec où l’on met de l’eau.
Pour le commentaire…
Introduction
Les Femmes savantes est une comédie de 1672 en cinq actes. L’intrigue réside dans le mariage entre Henriette et Clitandre, lequel risque d’être empêché de se marier par Philaminte qui veut lui faire épouser Trissotin, un poète précieux et pédant.
Cette pièce est l’occasion pour Molière de dénoncer le comportement et le langage apprêté et artificiel des femmes qui se croient savantes.
Dans notre extrait, il est question du renvoi de Martine par sa maîtresse pour avoir commis une faute de grammaire (un solécisme).
On étudiera le langage des personnages, la satire des caractères et le comique de la scène.
Un langage affecté, maniéré
Notre extrait présente une critique du « snobisme » des femmes savantes que sont Philaminte et Bélise. L’emploi d’un vocabulaire emprunté à la grammaire (« nominatif », « substantif », « singulier », « solécisme », etc.), d’expressions appartenant à la langue soutenue, souvent abstraites (« le fondement des sciences », « les lois du langage », « l’impropriété d’un mot »), de tournures complexes (inversion dans la syntaxe) sont des signes d’un esprit compliqué qui recherche la difficulté. De nombreuses hyperboles sont utilisées.
La satire des caractères (personnages)
- Les femmes savantes sont Philaminte et Bélise. Elles sont deux pédantes sûres d’elles qui pensent détenir le bon goût. À l’égard de Martine, elles n’hésitent pas à être moralisatrices : elles parlent du renvoi de Martine à cause d’un solécisme. Elles ont le souci de la langue pure, et recherchent la subtilité dans leurs propos, emploient des tournures sophistiquées. Bref, il s’agit de deux caractères négatifs, des personnages artificiels qui manquent de simplicité. Philaminte est autoritaire avec Martine mais surtout avec son mari qu’elle domine.
- La servante est Martine : elle est le type même de la paysanne, fille de la campagne. Elle est appelée « cervelle indocile » (synecdoque). Elle a toutefois des qualités : elle possède le bon sens et fait preuve de franchise. Elle est par ailleurs soutenue par Chrysale. Elle est l’archétype de la servante chez Molière : pour ce dernier, le langage est le reflet de la catégorie sociale.
- Chrysale est le père de famille. Faible, dominé par sa femme, manque d’autorité, a du mal à s’imposer, il a quand même des qualités : il est brave, défend sa servante et est un bon père de famille.
Le comique de la scène
- Le comique de caractère : avec le portrait des personnages, la scène ne manque pas d’humour.
- Le comique de situation : il tient au décalage entre le langage de Bélise, Philaminte et Martine.
- Le comique des mots : la servante déforme (grossièrement) les mots qu’elle entend.
Conclusion
Molière se moque du pédantisme et le critique par l’intermédiaire des femmes savantes. On notera qu’à chaque fois Molière met en évidence les qualités et les défauts des personnages.
Voir aussi :
- Biographie de Molière
- Les Femmes savantes, acte II, scène 7
- Le personnage de Trissotin dans Les Femmes savantes
- L’Avare
- Un commentaire de texte du Malade imaginaire
- Un commentaire de texte du Misanthrope
- Le Bourgeois Gentilhomme, étude d’un personnage : Monsieur Jourdain
- Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7