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Michel de Montaigne (1533-1592), Essais

Il existe plusieurs éditions des Essais. Montaigne commença à les rédiger vers 1572 :
  • La première édition date de 1580 : il s’agit des Livres I et II (texte [A]).
  • La deuxième édition date de 1582 : elle présente quelques additions au texte initial.
  • La troisième édition, qui date de 1587, est la version identique à l’édition de 1582.
  • La quatrième édition, quant à elle, date de 1588 et comprend de nombreuses additions ainsi que le Livre III ; il s’agit du texte [B].
  • À sa mort en 1592, Montaigne laisse un exemplaire des Essais avec de nombreux ajouts : on dit qu’il s’agit de « l’exemplaire de Bordeaux » (texte [C]).
  • Enfin, il existe une édition posthume des Essais (1595) : c’est celle de Marie de Gournay et Pierre de Brach.

Livre I, chapitre 8, « De l’oisiveté »

Montaigne Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations,

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia pervolitat latè loca, jamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
1 

Et n’est folie ny réverie2, qu’ils ne produisent en cette agitation,

velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
3

L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.4

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy5 faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem6,

qu’au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu’il ne prenoit pour autruy : et m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle7 : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes.


1 "Ainsi lorsque dans un vase d’airain une onde agitée réfléchit le soleil ou l’image rayonnante de la lune, les reflets de lumière voltigent de tous côtés, s’élèvent dans les airs, et vont frapper les plus hauts lambris." (Virgile, Énéide, VIII, 22)
2 Sottise.
3 "Ils se forgent des chimères, vrais songes de malades." (Horace, Art poétique, 7)
4 Montaigne a traduit ce vers avant de le citer. (Martial, VII, 73)
5 Désormais.
6 "L’oisiveté dissipe toujours l’esprit en tous sens." (Lucain, IV, 704)
7 Les enregistrer.

Pour le commentaire…

Il ne s’agit pas, dans ce texte, de démonstration : pour Montaigne, l’enjeu n’est pas là. La direction essentielle du texte est comment l’oisiveté a fait écrire un livre à Montaigne. En fait, la fin du texte éclaire la première partie du chapitre sur l’oisiveté : c’est l’oisiveté qui a mené Montaigne à l’écriture. Ce texte surprend : l’expérience de l’auteur ne valide pas la thèse initiale.

Considérations générales sur l’oisiveté (début du texte → fin de la deuxième citation latine)

La phrase initiale est très longue, contient une double comparaison, laquelle est prolongée par une explication : les terres en friche peuvent produire des plantes bien qu’elle ne soient pas ensemencées. Au début de l’extrait, Montaigne parle des fausses couches qui étaient interprétées à l’époque de Montaigne comme une semence inefficace. La matière émane de la femme, la forme de l’homme. Il y a, en bref, passage du concret (friches agricoles) à l’abstrait (les esprits). Le début de notre texte fait allusion à la Genèse : Montaigne se place du côté de la stérilité, bien loin de l’idéal. On relève dans cette première partie une ponctuation abondante et des citations qui interrompent le propos de l’auteur. Montaigne finit par récapituler sous la forme de sentence. La comparaison qui s’allonge surprend le lecteur : il y a retardement de la délivrance du sens ; les citations sont aussi des détours. On relève la référence aux semina dicendi ("les semences du discours") : la semence est le sujet du texte (ici, l’oisiveté) — le texte se développe à partir de la semence ; semina dicendi a aussi pour sens "citation".
→ Le texte parle de son propre fonctionnement. Le loisir est une image dépréciée de l’oisiveté ; Montaigne explicite un jugement de valeur sur l’oisiveté : "inutiles", "bride", "contreigne", "desreiglez".

Un témoignage personnel : un récit de vocation

Il y a un paradoxe : Montaigne se situe en anti-modèle. On relève la référence à l’otium (loisir) antique : retraite / loisir / solitude. L’expérience dépasse et contredit les projets : Montaigne a trouvé le "cheval eschappé", c’est-à-dire qu’il a beaucoup plus de travail dans l’écriture qu’au Parlement de Bordeaux où il était magistrat avant de prendre sa retraite. À la fin du texte, le grotesque relève des métaphores picturales de l’écriture : Montaigne parle de son texte hybride ("chimeres") entre texte et citations, entre expérience personnelle et discours des autres. Le texte est réflexif : Montaigne écrit un texte qu’il relira et auquel il ajoute des commentaires. Le dédoublement passe par une distance critique.

Conclusion

  • Un récit de vocation paradoxal : Montaigne a tendance à déprécier son projet.
  • L’expérience n’est pas une preuve. L’écriture dépasse le projet, elle dépasse son auteur.
  • Une structure "mosaïque" : on trouve différents éléments textuels, différents savoirs (médecine, agriculture, etc.) confrontés à l’expérience personnelle. L’oisiveté est apparemment stérile mais elle se trouve fertile par hasard.
Voir aussi :