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Montesquieu, De l’esprit des lois

Montesquieu (1689-1755), De l’esprit des lois (1748), I

Préface

Montesquieu Si, dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu’une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remerciait le ciel de ce qu’il était né du temps de Socrate ; et moi, je lui rends grâces de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer.
Je demande une grâce que je crains qu’on ne m’accorde pas : c’est de ne pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ; d’approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage.
J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.
J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.
Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables.
Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.
Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails même, je ne les ai pas tous donnés ; car, qui pourrait dire tout sans un mortel ennui ?
On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire que parce que l’esprit se jette tout d’un côté, et abandonne tous les autres.
Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence, qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État.
Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l’on craint le pire ; on laisse le bien, si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble ; on examine toutes les causes pour voir tous les résultats.
Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve ; je me croirais le plus heureux des mortels.
Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu’ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.
Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même.
C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe.
J’ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet ouvrage ; j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites, je sentais tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivais mon objet sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais, quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi ; et, dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir.
Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j’ai vu ce que tant de grands hommes, en France, en Angleterre et en Allemagne, ont écrit avant moi, j’ai été dans l’admiration ; mais je n’ai point perdu le courage : Et moi aussi, je suis peintre, ai-je dit avec le Corrège.

Présentation de la préface

Le projet de Montesquieu

C’est de prime abord en examinant les hommes que Montesquieu met en œuvre son projet de recherche. Dans le temps comme dans l’espace, les lois humaines sont très diversifiées : en apparence, le foisonnement des lois est chaotique.

Les questions qui régissent la recherche de Montesquieu

  • L’infinie diversité des lois est-elle le fruit du hasard ou le produit d’une volonté arbitraire des hommes ? Quelles sont les raisons de cette diversité ? Trouve-t-on une rationalité à cet état de fait ?
  • Montesquieu veut montrer en fait que les lois ne sont pas le fruit du hasard : il entreprend de rationaliser les lois existantes. Pour ce faire, il examine le climat, l’histoire, les mœurs, la religion, etc. de la nation pour en trouver les raisons des lois.

La méthode de Montesquieu

  • Montesquieu fait des hypothèses et les confronte aux textes, puis les confirme par l’expérimentation. Il pose donc d’abord des affirmations, des principes, et l’ouvrage aura pour but de les confirmer en montrant qu’elles sont conformes à la réalité, notamment au moyen d’exemples historiques.
  • Même si les lois d’une nation peuvent paraître absurdes, Montesquieu cherche les raisons de leur établissement.

Le projet de Montesquieu est inédit dans l’histoire de la philosophie. Il commence à poser les conditions de possibilité de sa recherche et détermine l’objet de sa recherche en l’isolant : en l’occurrence, il s’agit des lois positives, c’est-à-dire les lois établies par l’homme pour régler leurs rapports dans la société. Pour ce faire, Montesquieu isole les lois positives selon un axe cosmologique (I, 1) et suivant une axe génétique (I, 2, 3).

Voir aussi :