Alfred de Musset (1810-1857), Lorenzaccio (1834)
Acte III, scène 3
Alexandre de Médicis, duc de Florence, vient de faire arrêter Pierre et Thomas Strozzi, les deux fils de Philippe Strozzi, afin de les faire comparaître devant le tribunal. Philippe Strozzi demande alors à Lorenzo de Médicis de délivrer Florence d’Alexandre. Lorenzo évoque alors son destin empreint de pureté (lorsqu’il était jeune) et de vice (depuis qu’il s’est infiltré dans l’entourage d’Alexandre de Médicis). Lorenzo décide alors de tuer le duc, bien qu’il ne soit pas persuadé que son acte permettra aux républicains de libérer Florence de la tyrannie…
LORENZO — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette… (Il se frappe la poitrine.) il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil que rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ! Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte, et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs – mais j’aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche. J’en ai assez de me voir conspué par les lâches sans nom, qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre : dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.
Pour le commentaire…
Nous avons ici affaire à un paradoxe rhétorique : il s’agit en effet d’un plaidoyer, mais d’un plaidoyer prononcé par un juge.
Rhétorique du plaidoyer
La disposition
- L’exorde
Il s’agit d’une disposition classique : l’exorde (ligne 1 à « l’énigme de ma vie ») présente des interrogations oratoires amplifiées par des anaphores. - La confirmation et la réfutation
Il n’y a pas ici de narration – ce qui est inattendu dans le discours judiciaire – car le meurtre n’est qu’un projet. - La péroraison : preuves pathétiques et exaltation grandiose du « je ».
La question de l’action : dépassement de la sphère du discours pour arriver à la sphère de l’action.
- Prédominance des structures binaires : dichotomie discours / action.
- Construction des phrases :
– importance des groupements binaires disjonctifs : « que je m’empoisonne, ou que je saute… », « Brutus ou Érostrate », « et que la Providence retourne ou non la tête ».
– zeugma (« voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps… ») → boue / infamie (terme concret / terme abstrait).
– hypozeuxe (parallélisme syntaxique) : « je leur ferai tailler leurs plumes si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques ».
– Antithèses lexicales.
- Construction des phrases :
- De la parole à l’action : comment toute prise de parole est action.
– Le marquage énonciatif : il est très net, avec de nombreux déictiques. Les personnes du dialogue (« tu », « je », « toi ») sont abondantes. La fonction phatique du langage permet à Lorenzo de s’assurer que le contact est bien établi.
– Quand faire, c’est dire : le meurtre est conçu en termes rhétoriques. Lorenzo est prisonnier de la sphère du discours.
De l’éthique au civique
L’éthos1 de l’orateur
- L’enjeu éthique du discours
– Cf. les termes « vertu », « honte » et « honneur ».
– Enjeu ontologique : la question de l’être (Lorenzo) est en jeu. Le meurtre apparaît comme un remède.
– Série de synecdoques, métonymies. Par exemple, « …toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores… » : le meurtre est une partie de Lorenzo. → Il y a conquête de soi, transformation par le meurtre.
– Marquage du haut degré. - Le marquage affectif de l’énonciation
– Modalité interrogative : série d’interro-négatives.
– Modalisation énonciative : il y a une réelle présence du locuteur dans l’énoncé : adverbes (qui expriment tout particulièrement le doute). Le locuteur prend position afin d’inviter l’interlocuteur à parler.
– Construction ternaire de l’énoncé : « mais j’aime le vin, le jeu et les filles… ».
Mots de conclusion
Il y a une relation problématique entre le discours et l’action. Le personnage reste maître de son discours lorsqu’il parle du meurtre. Lorenzo représente le tribunal à part entière : les registres civique et politique sont réunis dans une même expression. L’éloquence prend ici une forme privée, contrairement à la rhétorique classique. L’éloquence publique n’est ici qu’imaginaire : le tribunal ne représente que l’esprit d’un homme, Lorenzo. Sur un plan diégétique, il s’agit d’un discours judiciaire ; sur un plan extradiégétique, le texte relève du genre délibératif.
1 « L’ethos est l’image que l’orateur (…) donne de lui-même à travers son discours. » (« La mise en scène du discours »).
Voir aussi :
- Biographie de Musset
- La tragédie du masque dans Lorenzaccio de Musset
- Lorenzaccio, théâtralité et prophétisme
- Lorenzaccio : acte I, scène 4
- Lorenzaccio : acte II, scène 2
- Lorenzaccio : acte III, scène 3 (extrait)
- Lorenzaccio : acte IV, scène 9
- Le drame romantique
- Musset, On ne badine pas avec l’amour
- Musset, Les Caprices de Marianne – Résumé de la pièce
- Biographie de Musset
- Lorenzaccio d’Alfred de Musset