Aller au contenu

Musset, On ne badine pas avec l’amour

Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834)

Une étude de Jean-Luc.
Sujet de dissertation

Alfred de Musset Dans la scène du dénouement, Perdican s’exclame "Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ?", et un critique, Jean Giraud, écrit de Camille : "Elle est tout orgueil. Elle met une intelligence aiguë, une volonté redoutable, au service de son amour-propre."
En analysant le comportement des protagonistes, vous montrerez que ce "proverbe" de Musset est effectivement un drame de l’orgueil. Mais n’est-il que cela ?

Un "proverbe" est traditionnellement une petite pièce légère et rapide, facile à comprendre. Par son titre, On ne badine pas avec l’amour, la pièce de Musset pourrait faire croire à une distraction aimable, un badinage ; mais ce proverbe est chargé de menace. Comme on ne badine pas avec l’amour, quelle est la sanction pour ceux qui se risquent à badiner ? Au dénouement, une innocente meurt et deux jeunes gens qui, enfin, trouvaient le bonheur, vont être séparés pour la vie. Abominable drame, dont l’orgueil est la cause majeure ; drame des amours d’enfance que deux adolescents ne parviennent pas à transposer dans le monde des adultes où ils pénètrent.

Le drame de l’orgueil

Camille et Perdican, en effet, étaient promis l’un à l’autre depuis longtemps et la rencontre trop habilement combinée par le baron devait préluder à un mariage heureux. Mais chacun d’eux repousse à son tour l’heureux projet en se laissant aller à un mouvement de vanité.

Camille ouvre le jeu : à la joie admirative de Perdican, elle répond avec froideur, de façon hautaine, elle renie "ce pauvre temps passé, si bon, si doux" qui fait encore rêver son cousin (I, 3). Cet orgueil là n’est pas bien dangereux : on peut y voir la réaction d’une "grande fille" désireuse de se poser dans le monde ; ne déclare-t-elle pas : "Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé" ? Ce ne serait cependant pas une raison suffisante pour refuser l’union projetée. Il y a un secret, Camille l’avoue quand elle rompt assez brusquement en jouant les cœurs secs devant un Perdican qui s’incline devant sa dérision, sans cacher ses véritables sentiments : "Ton amour m’eût donné la vie, mais ton amitié m’en consolera" (II, 1). Pour révéler ce secret, Camille provoque la rencontre auprès de la fontaine ; elle se fait alors provocante à plus d’un titre. D’abord, en accordant tout ce qu’elle avait jusqu’ici refusé : la main, le baiser, la causerie de bonne amitié ; ensuite, en se montrant agressive, par la façon de s’expliquer ("Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde"), par les questions qu’elle pose pour embarrasser Perdican (Combien de maîtresses a-t-il eues ? A-t-elle raison de se faire religieuse ?). Pourquoi tout cela ? Parce qu’elle a vu trop de désespérées dans son couvent, et la plus proche d’elle, son amie Louise. C’est ce qu’elle déclare. En réalité, Camille se livre plus ou moins consciemment à un jeu qui satisfait son orgueil naturel pour affirmer son personnage : en jeune personne trop bien renseignée sur les amours humaines sans avoir jamais eu le cœur pris, elle se donne le beau rôle de l’insensible par prudente raison, trouvant en Dieu l’amour éternel ; elle s’imagine même en train de prier, à l’occasion, pour le cousin malheureux. Perdican ne s’y trompe pas, qui lui réplique "Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi" et qui lui fait, en ces termes, l’éloge de l’amour accepté, même s’il faut en souffrir : "J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui." Jeu futile et gratuit, qui n’a même pas l’excuse d’une véritable vocation religieuse ! En effet on découvre bien vite, en même temps que Perdican, qu’il est simplement le fruit d’imaginations romanesques : le billet adressé à Louise et subtilisé à dame Pluche prouve que Camille s’était mis en tête ("tout est arrivé comme je l’avais prévu") de jeter son cousin dans le désespoir ("ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdu !"). Une belle victoire vraiment, bien propre à satisfaire l’orgueil d’une petite pensionnaire qui en est à sa première conquête ! Bien faite, aussi, pour assurer sur un innocent la vengeance que Louise n’avait pu exercer sur l’époux qui l’avait trahie ! Orgueil et vanité sont bien à l’origine de ce drame où l’on s’efforce de faire naître l’amour pour le refuser. Et c’est ainsi que se noue la tragédie.

Dans un second temps, la réaction de Perdican va la mener à son dénouement, et c’est encore une réaction d’orgueil. Le seul fait de s’être emparé de la lettre amène le jeune homme à découvrir la sincérité de son amour pour Camille (III, 2 : "Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ?"). Mais la déception est terrible ; alors, par dépit, par orgueil froissé et dans un mouvement de colère, Perdican imagine de se venger en courtisant Rosette sous les yeux de Camille, en raillant "les pâles statues fabriquées par les nonnes" (III, 3) et en promettant le mariage à la petite paysanne. C’est alors à qui rivalisera de cruauté pour satisfaire son amour-propre blessé. Camille s’arrange pour que Rosette entende l’aveu d’amour qu’elle obtient de Perdican : elle triomphe orgueilleusement, mais amèrement puisqu’elle ne fait que renforcer Perdican dans sa décision d’épouser Rosette ; elle essaie même d’obtenir du baron qu’il s’oppose à ce mariage, rabaissant ainsi, sans y penser, cette orgueilleuse fierté qui l’avait jusqu’ici constamment animée : le persiflage auquel elle se livre est un aveu de sa faiblesse. Dès ce moment, la maîtrise des événements échappe aux protagonistes : Camille cède à l’amour vrai qu’elle éprouve pour son cousin, Perdican prend conscience du jeu stupide auquel ils se sont tous deux livrés, il accuse l’orgueil, la vanité, le bavardage et la colère. Mais le premier baiser consenti provoque la mort de Rosette qui, une nouvelle fois, a surpris le secret d’amour.

Comme on le voit, c’est bien l’orgueil, sous toutes ses formes, qui fait le drame ; de "proverbe", la pièce est devenue tragédie. Ce qui n’était à l’origine qu’un jeu de grande adolescente fière d’affirmer sa personnalité hautaine, prête à tirer gloire de sa première séduction, s’est transformé en une rivalité acharnée, paroxysme d’un conflit d’amour-propre : le dépit amoureux ne va jamais aussi loin. Alors, pourquoi donc ce drame de l’orgueil a-t-il pu se développer jusqu’ à son issue fatale ?

Le drame des rêves de la jeunesse

Une image fera mieux comprendre comment se présente la réalité psychologique complexe des deux personnages principaux d’On ne badine pas avec l’amour : leur orgueil est comme la partie visible d’un iceberg ; les motivations profondes, proprement inconscientes, mais connues de Musset, sont plus nombreuses sinon moins évidemment efficaces ; c’est la partie cachée, non avouée, de l’iceberg. Et c’est pourquoi la pièce n’est pas seulement un drame de l’orgueil.

Perdican, comme Camille, bien qu’un peu plus âgé qu’elle, a l’inconséquence de la jeunesse. Ni l’un ni l’autre ne réfléchissent bien longtemps aux conséquences de leurs actes ; ils se laissent facilement emporter par la colère et savent d’ailleurs se le reprocher (II, 5, pages 66 à 68) ; ils se décident en impulsifs.

Ils sont, de plus, inconséquents avec eux mêmes et tout à la fois entêtés : profondément tentés de céder au sentiment naturel qui les habite, ils s’y refusent ou s’y livrent à contretemps, mais persévèrent dans leur erreur sans vouloir la reconnaître.
Voilà les raisons profondes pour lesquelles ils s’abandonnent au penchant de leur caractère, l’orgueil.

Mais bien d’autres traits éclairent le développement du drame et ils ont sans doute encore plus d’importance. Eux aussi sont propres à la jeunesse, en premier, une certaine naïveté. Elle est assez évidente chez Perdican, malgré l’allure de jeune docteur réfléchi qui est la sienne au cours des premiers entretiens avec Camille ; c’est un peu la naïveté du poète : Perdican s’émerveille des beautés de la nature, de la fraîcheur et de la simple spontanéité de Rosette. Il n’en sera que plus déçu de l’attitude artificieuse adoptée par Camille, où il distingue assez tôt une sorte de coquetterie. C’est probablement là ce qui l’oppose à la jeune fille de la façon la plus radicale, un motif très sensible de déception. Camille, à sa manière, est également naïve, pas tout à fait de la même naïveté. Si Perdican voit la vie avec les yeux naïfs du poète plutôt qu’avec le regard réaliste du savant, Camille la voit par le regard déçu de sa compagne de couvent. C’est pourquoi elle est spontanément poussée à faire la description des malheurs sentimentaux qui attendent toute jeune fille assez imprudente pour aimer. Son refus de l’amour vient de cette naïveté-là, qui se double d’ailleurs d’une imagination fort romanesque puisqu’elle croit devoir séduire et désespérer Perdican en quelque sorte pour venger Louise. Cela va mener tout droit au conflit des orgueils, qui paraît alors provoqué par le heurt de deux conceptions de la vie.

Perdican est optimiste, tourné vers le monde dont il attend comme une continuation des plaisirs naïfs de l’enfance ; c’est ce qu’il déclare à Camille et au chœur ; et dans ce monde sans faille, la jeune fille a sa place toute prête ; bien que grandie et embellie, Perdican voit toujours en elle la compagne de ses jeux passés. Quand il s’aperçoit que sa cousine ne répond plus à son rêve, il se tourne inconsciemment d’abord, puis volontairement, vers Rosette qui incarne mieux son idéal. En effet Perdican, devenant homme, continue de rêver au monde enchanté de l’enfance qu’il lui faut pourtant quitter. À ses yeux, le mariage avec Camille serait un moyen de le prolonger, d’où ces appels aux souvenirs et la valeur symbolique de la fontaine. On pourrait même penser qu’il y a du désespoir dans le geste qu’il accomplit pour marquer la rupture, quand il y jette l’anneau que lui avait donné Camille, et, plus généralement, dans toute la démarche provocante destinée à choquer la jeune fille et à susciter son dépit. Perdican toutefois ignore la force du sentiment qui l’unit à Camille et, comme elle, il la découvrira trop tard. Nous sommes bien loin, dans ces conditions, d’une vulgaire réaction d’orgueil.

On peut faire à peu près la même analyse à propos de Camille. Eduquée au couvent depuis plusieurs années, dès son entrée dans l’adolescence, elle ne connaît le monde que par ce que ses compagnes lui en ont dit. Elle l’a donc jugé décevant et dangereux, mais à la mesure de la préoccupation majeure de toutes ces esseulées, qui reste l’amour. De toute bonne foi, elle se réfugie en Dieu et, jusqu’au dernier moment, croit trouver le bonheur dans sa vocation religieuse : "quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience", telle est sa confession dans l’oratoire, alors que tout va se dénouer (III, 8). Elle aussi avait donc rêvé d’un bonheur impossible. Ses attitudes hautaines, sa fierté agressive, ont pour but de protéger ce rêve contre la réalité bien vivante d’un sentiment qu’elle ne veut pas s’avouer, mais auquel il lui faudra bien céder. Son orgueil naturel est exacerbé par la lutte inconsciente qui se livre en elle.

Conclusion

Le drame de l’orgueil est donc l’apparence dramatique d’un drame plus profond causé par un malentendu. En fait, ce sont deux rêves de jeunesse qui se heurtent violemment, deux engagements dans la vie. Chacun des protagonistes vit le sien avec l’ardeur aveugle de son jeune âge, refusant d’essayer de comprendre l’autre et donc, à plus forte raison, de l’aider à voir clair en lui-même. Bref, c’est le drame des exigences absolues : réaliser tout ce qu’on rêve, tout de suite et sans compromis.
Dans ce drame, Musset estime que les caractères des adolescents, qui le jouent, ont certes une grande responsabilité, mais aussi les adultes : ils disposent d’un avenir qui ne leur appartient pas, en toute bonne foi d’ailleurs. L’habile machination du baron ne pouvait que choquer Camille, sortant d’un univers clos où on lui avait fait voir le monde sous une seule lumière qui le rendait haïssable. Elle ne pouvait aussi qu’encourager trop vivement les élans naïfs de Perdican qui, lui, avait vécu dans une réalité où la pureté des sentiments n’était pas irréprochable : raison supplémentaire pour que s’installe le malentendu entre les deux jeunes gens. Le monde et l’éducation qu’il dispense contribuent donc aussi à créer le drame qui se joue.
On ne badine pas avec l’amour est donc bien le drame de l’orgueil, si l’on considère surtout les réactions immédiates qui créent les situations dramatiques et font avancer l’action jusqu’à son dénouement tragique. Mais ce n’est pas qu’un drame de l’orgueil. Outre le fait que la pièce ne se développe pas seulement comme un drame, puisque les personnages secondaires lui donnent un accompagnement plaisant, voire comique, qui brise la tension dramatique, On ne badine pas avec l’amour raconte le drame de la jeunesse intransigeante qui fait, comme Musset avec George Sand, l’expérience d’une grande passion.

Voir aussi :

creative commons