Alain (Émile Chartier ; 1868-1951)
Propos sur l’éducation (1932)
I
Des gens jouaient aux Lettres, jeu connu ; il s’agit de former des mots avec des lettres éparpillées ; ces combinaisons excitent l’attention prodigieusement ; l’extrême facilité des petits problèmes à trois ou quatre lettres engage l’esprit dans un travail assez fatigant ; belle occasion d’apprendre les mots techniques et l’orthographe. Ainsi, me disais-je, l’attention de l’enfant est bien facile à prendre ; faites-lui un pont depuis ses jeux jusqu’à vos sciences ; et qu’il se trouve en plein travail sans savoir qu’il travaille ; ensuite, toute sa vie, l’étude sera un repos et une joie, par cette habitude d’enfance ; au lieu que le souvenir des études est comme un supplice pour la plupart. Je suivais donc cette idée charmante en compagnie de Montaigne. Mais l’ombre de Hegel parla plus fort.
L’enfant, dit cette Ombre, n’aime pas ses joies d’enfant autant que vous croyez. Dans sa vie immédiate, oui, il est pleinement enfant, et content d’être enfant, mais pour vous, non pour lui. Par réflexion, il repousse aussitôt son état d’enfant ; il veut faire l’homme ; et en cela il est plus sérieux que vous ; moins enfant que vous, qui faites l’enfant. Car l’état d’homme est beau pour celui qui y va, avec toutes les forces de l’enfance. Le sommeil est un plaisir d’animal, toujours gris et sombre un peu ; mais on s’y perd bientôt ; on y glisse ; on s’y plonge, sans aucun retour sur soi. C’est le mieux. C’est tout le plaisir de la plante et de l’animal, sans doute ; c’est tout le plaisir de l’être qui ne surmonte rien, qui ne se hausse pas au-dessus de lui-même. Mais bercer n’est pas instruire.
Au contraire, dit cette grande Ombre, je veux qu’il y ait comme un fossé entre le jeu et l’étude. Quoi ? Apprendre à lire et à écrire par jeu de lettres ? À compter par noisettes, par activité de singe ? J’aurais plutôt à craindre que ces grands secrets ne paraissent pas assez difficiles, ni assez majestueux. L’idiot s’amuse de tout ; il broute vos belles idées ; il mâchonne ; il ricane. Je crains ce sauvage déguisé en homme. Un peu de peinture, en jouant ; quelques notes de musique, soudainement interrompues, sans mesure, sans le sérieux de la chose. Une conférence sur le radium, ou la télégraphie sans fil, ou les rayons X ; l’ombre d’un squelette ; une anecdote. Un peu de danse ; un peu de politique ; un peu de religion. L’Inconnaissable en six mots. « Je sais, j’ai compris », dit l’idiot. L’ennui lui conviendrait mieux ; il en sortirait, peut-être ; mais dans ce jeu de lettres il reste assis et fort occupé ; sérieux à sa manière, et content de lui-même.
J’aime mieux, dit l’Ombre, j’aime mieux dans l’enfant cette honte d’homme, quand il voit que c’est l’heure de l’étude et qu’on veut encore le faire rire. Je veux qu’il se sente bien ignorant, bien loin, bien au-dessous, bien petit garçon pour lui-même ; qu’il s’aide de l’ordre humain ; qu’il se forme au respect, car on est grand par le respect et non pas petit. Qu’il conçoive une grande ambition, une grande résolution, par une grande humilité. Qu’il se discipline et qu’il se fasse ; toujours en effort, toujours en ascension. Apprendre difficilement les choses faciles. Après cela bondir et crier, selon la nature animale. Progrès, dit l’Ombre, par oppositions et négations.
Introduction
L’éducation consiste à faire passer un individu de l’enfance à l’adulte et à l’intégrer dans la société. Par quels moyens ? Des moyens de culture, par l’apprentissage de valeurs communes à la société ou par l’apprentissage de savoirs (mathématiques, histoire, etc.). L’éducation forme des individus, transforme des esprits. L’éducation, qui peut être pratique ou théorique, peut être donnée par la famille ou par l’école. Dans les sociétés modernes, on charge l’école d’assumer (quasiment) toute l’éducation.
Le premier paragraphe de notre texte expose la thèse selon laquelle on pourrait apprendre en jouant : le jeu et l’étude ne seraient alors pas distincts. Si l’on peut retenir l’attention d’un enfant, si on l’intéresse, alors il sera intéressé, il sera « excité » (comme le jeu qui permet cette excitation). Le professeur est alors transformé en animateur. (1er §)
Pour Alain, la pédagogie ne doit pas se fonder sur l’intérêt de l’enfant mais sur son futur état d’homme. On devrait donc s’adresser à un enfant comme à un adulte car l’enfant aspire à grandir. Cette thèse suppose que l’enfant a le désir d’apprendre. Alain compare alors l’enfance à la vie végétative, au sommeil : l’enfant doit sortir de cet état végétatif, par l’effort, et grâce à l’instruction. (2e §)
L’intérêt, dans le jeu, doit être accompagné de plaisir. Les hommes ont un intérêt pour beaucoup de choses, mais c’est un intérêt immédiat ; le rôle du professeur est d’intéresser l’enfant à des choses qui ne l’intéressent pas immédiatement. Il s’agit donc d’intéresser non pas par plaisir, mais par volonté : l’enfant doit surmonter son déplaisir. (3e §)
L’éducation est une formation de la conscience. Alain suppose une attitude d’humilité chez l’enfant : il faut qu’il ait conscience qu’il ne sait (presque) rien et qu’il a encore beaucoup à apprendre. Car, bien souvent, les enfants, les adultes aussi, croient qu’ils savent beaucoup de choses dès lors qu’ils connaissent quelques petites choses (illusion). C’est au professeur de faire naître la volonté d’apprendre à l’enfant. Enfin, l’éducation doit être répressive en ce sens qu’elle doit contraindre notre nature animale. (4e §)
- Platon, La République, Livre VII
- Montaigne, « De l’instruction des enfants »
- Rousseau, Émile, ou De l’éducation
- Kant, Traité de pédagogie
- Célestin Freinet, Œuvres pédagogiques