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Quelle vous paraît être la valeur essentielle de la poésie ?

Une étude de Jean-Luc.

Nicolas Poussin, L'Inspiration du poète La poésie a souvent été diversement appréciée. D’Alembert disait : « La poésie, qu’est-ce que cela prouve ? ». À l’opposé, Mallarmé, à qui on demandait : « Maître, pleurez-vous dans vos vers ? » répondit par la boutade acerbe : « ni ne me mouche ».
Ainsi d’une poésie inutile à une poésie révérée, de nombreux arts poétiques nous ont indiqué comment leurs auteurs concevaient la valeur essentielle de la poésie.
À notre tour de répondre à cette question personnelle.

La poésie est-elle un art de la représentation ?

Depuis le poète Horace, la poésie a souvent été considérée comme une peinture, une représentation agréable de la nature. Sa mission est d’apporter le pittoresque. La plus belle poésie serait une œuvre aux hautes couleurs, véritable tableau de genre. De la Pléiade à Chénier, des Orientales et de la Légende des siècles à la perfection parnassienne d’un Leconte de Lisle, notre littérature abonde en pièces finement ciselées, riches et fortes du spectacle vivant qu’elles prétendent restituer.

Plus pernicieuse, la conception selon laquelle la poésie ne serait qu’un art de bien dire, une ornementation de la pensée, a connu une certaine vogue au XVIIe et au XVIIIe siècle. On voit alors des écrivains mettre en vers des recueils philosophiques, des œuvres historiques voire des manuels mathématiques. Il faut bien avouer que la Henriade de Voltaire reste sur les rayons des bibliothèques peu à peu recouverte de la poussière des ans. Si le Vigny de La bouteille à la mer est encore lu, c’est qu’il a su nous faire partager sa foi brûlante dans le rôle du poète, dans la victoire future de la Science et de l’Esprit. Mais c’est une exception dans cette lignée de littérateurs pour qui la poésie est cet écrin de verre qui permettra à la pensée d’arriver à bon port malgré « les flots ou la brise », c’est la transmutation, le grand œuvre de quelque alchimiste qui confère à l’idée la pureté et la dureté du diamant.

Plus féconde a été la généalogie de ceux pour qui la poésie doit être l’expression des émois du cœur, en quelque sorte un chant de l’âme, la musique des passions et des émotions. À l’époque romantique, ils sont nombreux ceux qui expriment leur moi intérieur et qui veulent en même temps être « l’écho sonore » de tous les sentiments humains. Les chantres du Moi ont bien senti que la sensibilité, par son caractère irrationnel, était une attitude poétique. Baudelaire écrivait à Ancelle à propos des Fleurs du mal : « Dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine », mais à travers une déchéance personnelle, c’est la tragédie humaine qui est racontée et qui permet à son auteur d’apostropher l’ « hypocrite lecteur, mon semblable ! Mon frère ! ».

Ainsi la poésie pourrait n’être qu’un art de la représentation, à partir du moment où il y aurait des thèmes plus poétiques que d’autres tels que l’amour, la nature, la destinée, la mort. Il suffirait alors de bien choisir son sujet d’inspiration pour atteindre de ce fait même à l’art. Bien évidemment, un recueil tel que les Fleurs du mal, véritable tournant de la poésie française, suffirait à lui seul à dénoncer la fausseté d’un tel point de vue. Baudelaire en choisissant « d’extraire la beauté du Mal », en délaissant « les provinces les plus fleuries du domaine poétique », montre bien que la création poétique est ailleurs que dans son sujet. Une Charogne n’est pas indigne de l’artiste qui peut à juste titre s’écrier devant son Créateur dont il refait la création : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».

La poésie est-elle un instrument d’action ou de connaissance ?

D’autres ont entraîné la poésie sur la pente de l’action : ils ont voulu au travers de la forme poétique susciter l’enthousiasme ou l’indignation de leurs contemporains. Pensons aux Châtiments de Victor Hugo qui dénoncent avec véhémence « Napoléon le petit » jusqu’aux poèmes nés de la Résistance comme la Rose et le réséda, vibrant appel à l’unité contre l’ennemi entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas ». Polémique ou jouant sur les grands sentiments, une telle littérature a encore été dénoncée par Baudelaire dans l’Art romantique, qui la condamne dans un jugement sans appel : « Il est une autre hérésie… Je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables, les hérésies de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La poésie (…) n’a pas d’autre but qu’elle-même ». Comme nous sommes loin alors de cette déclaration de Giono : « Le poète doit être un professeur d’expérience. À cette seule condition, il a sa place à côté des hommes qui travaillent et il a droit au pain et au vin ».

De cette attitude qui consiste à voir dans le poète un guide, un penseur, le Moïse de Vigny, un mage investi de la divine mission de distiller à ses contemporains les vérités éternelles, nous passons insensiblement au voyant, au voleur de feu rimbaldien. Dans cette aventure, la poésie va devenir un instrument de connaissance, un moyen d’entrer par effraction dans le temple sacré du mystère. Le poète est alors saisi par le vertige devant le gouffre insondable de Ce que dit la bouche d’ombre comme Hugo. Il passe « les portes de cornes et d’ivoire » en explorant systématiquement son rêve comme le Nerval des Filles du feu. Il veut entrevoir « les splendeurs situées derrière le tombeau » comme Baudelaire, ramener quelques braises de ce feu indicible et divin comme Rimbaud qui s’exclamait : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant — le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Cette aventure prométhéenne est une Saison en enfer ; le poète sombre souvent dans la folie ou l’hébétude silencieuse après avoir ramené des pages vibrantes, étonnantes, véritable « opéra fabuleux » selon les propres termes de Rimbaud. Mais, trop sollicités, l’esprit vacille, la raison s’égare. Le poète est maudit pour avoir transgressé le secret ultime dans son délire mystique. Mais surtout le poète recourt trop souvent à un langage hermétique, obscur qui le coupe de ses lecteurs. Il n’est pas étonnant de s’apercevoir qu’aujourd’hui la poésie reste une affaire d’initiés qui n’a plus grand-chose à dire, tout du moins à communiquer, tant l’expérience reste unique et personnelle.

La poésie est-elle un langage, un « chant de l’âme » ?

Il est ardu de définir la poésie en tant que fin, peut-être parce qu’elle est avant tout un moyen. Claudel affirmait : « Les mots que j’emploie / Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ».

Les progrès de la linguistique opérés surtout depuis la deuxième moitié du XIXe siècle avec Ferdinand de Saussure, nous permettent d’affirmer que le langage a deux fonctions essentielles. La première est une fonction utilitaire : le langage sert à communiquer avec autrui ; la deuxième est artistique : l’objet du langage n’est plus la réalité extérieure et sensible, mais lui-même. Le langage se prend alors lui-même comme objet, il joue de ses sons et de ses sens, il cherche à faire œuvre de beauté, de plaisir.

La poésie fait ainsi appel à l’irrationnel, elle est surtout affaire d’intuition, d’associations, de sensibilité, de rêve. C’est une manière nouvelle de voir le monde, hors de toute volonté de domestication à des fins utilitaires. Les mains de l’homme pour Éluard ne sont plus l’instrument de travail qui doit dominer la nature, elles deviennent le signe de l’accord, et « les mains des femmes leur vont comme un gant ». La poésie est fantaisie, émerveillement comme chez Musset,

Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i…

comme chez Prévert, où les énumérations qui rapprochent ou séparent de manière inattendue des alliances de mots comiques, des coq-à-l’âne, des ellipses disloquent le réel pour le reconstruire plus tard selon une vision nouvelle très éloignée de nos concepts routiniers.

La poésie est alors accord entre le monde et la sensibilité du poète, comme le disait Henri Lemaître : « L’essence de la poésie (…) c’est peut-être le sentiment continu de correspondances secrètes, soit entre les objets de nos divers sens, formes, couleurs, sons et parfums, soit entre les phénomènes de l’univers physique et ceux du monde moral, ou encore entre les aspects de la nature et les fonctions de l’humanité ».

Pour accéder à cet accord primordial, certains comme Verlaine ont recommandé « de la musique avant toute chose », une « magie suggestive » retrouvant par là la valeur magique des incantations. On pourrait d’ailleurs signaler à ce propos que le titre du recueil Charmes de Valéry ne signifie pas « vagues séductions » mais qu’il doit être ramené à son étymologie latine de carmen, le chant sacré, dont le sens s’est affadi en français contemporain. Ce jeu des rythmes, des sons, des images, ces harmonies imitatives, ce phénomène d’écho entre le sens et les sons qui le portent procurent un intense plaisir à celui qui y est sensible. Des vers comme ceux que Victor Hugo a placés dans Booz endormi :

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

jouent avec délicatesse sur les allitérations de F et de L, évoquant en même temps que la nuit tiède, la douce brise qui parcourt le paysage.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, nous pouvons affirmer avec Valéry l’ambivalence profonde de la poésie : « J’estime de l’essence de la poésie qu’elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie ce qui l’assimile à Dieu même ». La poésie ne peut se définir par la finalité qu’on lui attribue, elle échappe ainsi à toute définition. Aussi est-il sans doute présomptueux d’en proposer une à notre tour ! Elle ne se trouve pas au bout d’une fabrication, mais de l’inspiration. En tout cas elle se reconnaît au plaisir qu’elle procure, à l’illumination qu’elle produit. Comme le disait Claudel dans la Ville : « Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde.
Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables ».

Voir aussi :
Illustration : Nicolas Poussin, L’Inspiration du poète, Musée du Louvre.

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