L’abbé Prévost (1697-1763)
Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1753)
Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impression sa vue fit sur moi lorsque j’eus obtenu des gardes la liberté d’approcher de son chariot ? Ah ! les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur. Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas même eu la curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui craignaient d’être attaqués. Son linge était sale et dérangé, sans mains délicates exposées à l’injure de l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables. J’employai quelque temps à la considérer, en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu à moi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentes m’attirèrent d’elle quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude. Je priai les archers d’arrêter un moment par compassion ; ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoir auprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie qu’elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer ses mains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, ne pouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un et l’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu. Il semblait que la honte et la douleur eussent altéré les organes de sa voix ; le son en était faible et tremblant. Elle me remercia de ne l’avoir pas oubliée, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore une fois et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l’eus assurée que rien n’était capable de me séparer d’elle et que j’étais disposé à la suivre jusqu’à l’extrémité du monde pour prendre soin d’elle, pour la servir, pour l’aimer et pour attacher inséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvre fille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, que j’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion. Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux. Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche, sans avoir la force d’achever quelques mots qu’elle commençait. Il lui en échappait néanmoins quelques-uns. C’étaient des marques d’admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, des doutes qu’elle pût être assez heureuse pour m’avoir inspiré une passion si parfaite, des instances pour me faire renoncer au dessein de la suivre et chercher ailleurs un bonheur digne de moi, qu’elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle.
Pour le commentaire…
Nous sommes ici vers la fin du roman : des Grieux vient d’essayer de prendre l’assaut du convoi de prostituées dans lequel se trouve Manon, prise d’assaut qui a échoué. L’histoire de Manon est racontée par le narrateur-acteur qui est ému : il revit son histoire à mesure qu’il la raconte, d’où une intensité pathétique.
Un tableau pathétique de Manon dormant et pleurant, beauté et misère matérielle
- La narration : il y a rappel au lecteur que nous sommes devant deux personnages qui conversent → le personnage qui raconte est sur le coup de l’émotion. La narration suscite la pitié, la compassion du lecteur. Les hyperboles signalent la douleur incommensurable du narrateur. Son cœur est habité par la passion, laquelle déborde les mots. L’interrogation oratoire du début de l’extrait et l’émotivité propre à la narration sont les signes qui montrent que les sentiments du narrateur sont au-delà du langage, lequel est impuissant.
- La description : on relève avant tout la figure de l’hypotypose (« figurez-vous » dans les premières lignes) qui permet de donner une précision des détails matériels. Les imparfaits de l’indicatif servent à prolonger la narration ; la focalisation met en valeur le regard du narrateur qui se précise → le langage s’efface derrière l’image. Il y a ensuite rétablissement de la vraisemblance par le romancier : Manon est coupée du monde et n’a rien vu, rien entendu. Suit un retour à la description qui fait alterner une dimension sordide et pitoyable et une dimension sensuelle : le cavalier redécouvre le corps de sa maîtresse. On a donc une superposition scène pathétique / scène érotique.
Les retrouvailles des deux amants : Manon ouvre les yeux et aperçoit des Grieux
- Le pathétique cruel : Manon s’élance et oublie qu’elle est enchaînée. Les gardes consentent « par avarice » et non par compassion. Des Grieux achète avec ses derniers sous en poche le droit de converser avec Manon. Les trois alexandrins (marqués en caractères gras) donnent des effets de rythme : la narration devient un chant. L’hyperbole « une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d’exemple » intensifie le pathétique de la narration. Les lignes qui suivent présentent le personnage de Manon tantôt en pleurs, tantôt en situation de parler. On relève l’évocation du topos pathétique de la voix qui se brise dans : « le son était faible et tremblant ». Le quiproquo selon lequel Manon croit que des Grieux est juste venu lui dire adieu peut être traité sur un mode tragique. Dans les lignes suivantes, le quiproquo est rétabli. La longue période (« Mais, lorsque je l’eus assurée que rien… » à « si violente émotion. ») relève de l’amplification dans une visée pathétique. La fin du texte est au style indirect ; il y a mise à distance de l’émotion des paroles et effet de concentration en résumant les paroles proférées en une seule phrase.
Conclusion
- Le texte propose un clivage narrateur / personnage.
- Ce clivage se résout en une fusion : des Grieux revit son histoire, il éprouve à nouveau les émotions → pathétique.
- Il y a un contraste entre la parole qui ne parvient pas à être proférée et des Grieux – le narrateur – qui ne manque pas de mots, de rhétorique pour raconter l’histoire. La rhétorique est ici au service de l’émotion.