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Marcel Proust, Un amour de Swann

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Marcel Proust, Un amour de Swann (1913)

Marcel Proust Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas plus de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vint à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde.

Marcel Proust, Un amour de Swann, 1913.

Analyse linéaire

Le grand monde, une société mensongère

Introduction

Situation

L’extrait provient d’Un Amour de Swann de Marcel Proust, publié en 1913. Dans ce roman, Proust entreprend d’analyser les dérives esthétiques de la passion. Son héros, amateur d’art et dandy élégant, tombe amoureux d’une demi-mondaine commune, Odette de Crécy, parce qu’il lui a trouvé une ressemblance étrange avec la Zéphora, fille de Jethro, peinte par Botticelli dans une fresque de la chapelle Sixtine. La déconvenue finale répondra à l’idéalisation initiale. L’extrait se situe à la fin du roman au moment où les liens entre les amants se défont peu à peu.

Problématique

Une enquête sur un « corbeau » en forme d’introspection (analyse attentive de ses propres pensées et sentiments)

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord en quoi cette missive anonyme entraîne des réactions surprenantes, puis comment elle débouche sur des portraits, et enfin ce qu’elle nous dévoile de Swann.

Développement

1 – Une missive anonyme éloquente (du début jusqu’à « leurs propos »)

A) Une lettre insultante à la provenance marquée

Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. De Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe.

La missive présente la maîtresse de Swann comme une femme exécrable et corrompue (notons l’hyperbole péjorative « innombrables », l’euphémisme « fréquentait les maisons de passe » qui évite des mots crus. Ces marques linguistiques signent l’appartenance sociale de son auteur). De plus la maîtresse de Swann aurait trompé son amant avec quelques-uns des proches de son petit ami. Nous escompterions donc un mouvement de colère et de jalousie de la part de Swann.

B) aucun dépit jaloux chez Swann

Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann).

Or il n’en est rien, seulement pour lui l’immense désillusion (« tourmenté », qui ne laisse pas en repos) qu’un « ami » n’ait osé lui présenter la situation les yeux dans les yeux. Swann, en tant que dandy, est atteint par ce manque d’honnêteté et de délicatesse morale. Rappelons que le dandysme est un courant de mode masculin apparu au XIXe siècle, en provenance d’Angleterre, prônant l’élégance et un style de vie raffiné fortement élitistes. En France, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly en ont été d’illustres représentants.

C) un détective naïf

Il chercha qui cela pouvait être.

Swann se convertit donc en enquêteur pour tranquilliser son « tourment » et découvrir celui qui n’est plus digne du titre d’ami et même d’homme (« cela » est réificateur, le pronom désigne une chose). Le récit recourt alors à la focalisation interne.

Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos.

Swann est ingénu. Jusqu’alors il a confondu l’aspect, la conduite en société avec ce que sont véritablement les personnes. Il n’a jamais considéré le principe de l’hypocrisie, de l’inadéquation entre les propos et les actes. C’est sans doute l’effet de son image de dandy (Baudelaire définissait cet idéal comme le « dernier acte d’héroïsme »).

Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas plus de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de l’autre.

Sa naïveté est confirmée par sa crédulité :comment peut-il absoudre des amis au seul motif qu’ils refusent d’assumer un « acte ignoble » et une « infamie » ? Par définition, l’anonymat est une fuite de ses responsabilités.

Transition

Cette missive le contraint donc à réestimer la société qu’il fréquente.

2 – Les peintures morales de trois amis aristocrates (De « Celle de M. de Charlus… » à « … témoignages certains de délicatesse »)

A) Charlus et Laumes

Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes un peu sèche, mais saine et droite.

Les deux portraits sont exposés brièvement au moyen d’un contraste interne (« mais »). Le premier qualificatif est unique (aspect caricatural qui définit le personnage), les seconds sont attribués selon un rythme binaire coordonné par « et » (valeur affective). Les deux portraits utilisent une valeur approchée, « un peu ». Ils révèlent l’incertitude de Swann.
Pour Charlus, on peut noter une suite de voyelles nasalisées ou dénasalisées : « foncièrement bonne et tendre » (la nasalisation allonge la voyelle, valeur ici d’indolence). Charlus est un excentrique charmant (« détraqué » est familier).
Pour Laumes, à l’opposé, une allitération, « che, mais saine et droite », l’ensemble des sonorités suggère la raideur de la personne.

B) Orsan

Quant à M. d’Orsan, Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vint à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse.

Le portrait d’Orsan est plus travaillé. Cet ami est un exemple : en toutes « circonstances », il manifeste la concordance entre la « parole » et le « geste », (donc ne révèle aucune fausseté). Cette similitude est portée à l’excellence (trois comparatifs de supériorité « plus ») au moyen de trois qualificatifs laudatifs, « sentie, un geste plus discret et plus juste » rehaussés par une allitération en S (valeur d’assertion sèche indubitable).
Ce savoir-vivre raffiné est cependant contredit par le manque de « délicatesse » (deux occurrences) manifesté à l’occasion de sa vie amoureuse. Notons l’euphémisme « rôle peu délicat » qui gomme la brutalité d’une muflerie. (Comme Swann d’ailleurs lorsqu’il mettra un terme à son aventure avec Odette : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »)

Transition

Que nous apprennent ces portraits sur la psychologie de Swann ?

3 – Swann réagit exagérément (de « chaque fois… » à la fin)

A) Le déni de ce qui devrait s’imposer

chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse.

Swann semble déterminé par l’affection confiante qu’il porte à Orsan : « chaque fois » « il était obligé » (imparfait d’habitude, forme passive qui amplifie la contrainte comme imposée du dehors). Il ne peut se décider dans cette matière qui confronte un seul fait rapporté, la « réputation » et « tant de témoignages certains ». Pourtant l’appréciation voudrait que ce soit le second aspect qui l’emporte.

B) Un être d’une seule pièce

Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde.

Swann répugne à être angoissé. Il vit un désarroi exprimé par la métaphore de la clarté, « son esprit s’obscurcissait », « retrouver un peu de lumière ». Il fuit ses problèmes de conscience pour récupérer sa tranquillité.
Cependant la lettre a rongé sa confiance. Elle a déstabilisé la confortable insouciance de Swann. Proust précise qu’elle a fait progresser son personnage en lui donnant du « courage » (terme sans doute ironique par son emphase dans une telle situation).
La décision finale insinue deux conséquences sous-entendues :

  • les issues dommageables d’une lettre anonyme dans la vie en société,
  • le tempérament entier de Swann qui abandonne brusquement une crédulité inconsidérée pour une suspicion universelle.

Elle est formulée par une reprise de « soupçonner » assortie d’une antithèse entre « pu » et « fallut » d’une part, « personne » et « tout le monde » d’autre part. Proust se livre à un aphorisme de style classique (à la façon du mémorialiste Saint-Simon que l’auteur appréciait).

Conclusion

Cet extrait nous expose les issues fâcheuses d’une lettre anonyme dans une société désœuvrée. La première victime est bien entendu la personne qui l’a reçue. Mais bien vite ce courrier conduit son destinataire à s’intéresser à ses amis. Ces recherches mettent en évidence l’impuissance de Swann à arracher les masques. Elles démontrent surtout la naïveté du dandy insouciant obligé de quitter son irrésolution inconfortable pour se jeter dans une méfiance généralisée infondée.
Proust dépeint sans indulgence les salons bourgeois parisiens assujettis aux insincérités d’une politesse convenue, et ironise sur son personnage brutalement arraché à son confortable manque de discernement.

Voir aussi :

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