Racine (1639-1699), Andromaque (1667)
Acte V, scène 5
(Hermione vient de se suicider sur le corps de Pyrrhus.)
[Nous sommes à la fin de la pièce.]ORESTE
[1613] Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étois né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevoi.
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !PYLADE
Ah ! Seigneur.ORESTE
Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ?
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.
Commentaire du texte
Consigne : Vous établirez un commentaire composé de ce texte tiré d’Andromaque de Racine (acte V, scène 5, c’est-à-dire la fin de la pièce).
- En introduisant l’extrait proposé par ce que vous pouvez savoir du déroulement de la pièce. Ne retenez que ce qui est strictement nécessaire !
- En sélectionnant un ou deux aspects importants du texte et en construisant à partir de là les réflexions que vous inspirent ces vers. N’oubliez pas d’apprécier l’art du poète au service de la description de sentiments à leur paroxysme.
- En concluant sur l’utilité et la nécessité d’une telle scène dans la pièce.
Introduction
Oreste, protagoniste du drame, a poursuivi sans succès Hermione de son amour. Ambassadeur des Grecs auprès de Pyrrhus, il a sacrifié sa mission officielle, celle de ramener Astyanax pour éteindre les derniers feux de la guerre de Troie, à sa passion pour la fille d’Hélène. Même, véritable jouet entre les mains de celle qu’il aime, aveuglé par ses sentiments, il a accepté d’assassiner un ami et un hôte royal. Il est venu chercher le salaire de son crime, la main d’Hermione ; mais cette dernière, blessée dans son affection, vient de le chasser.
I. L’ivresse du malheur (vers 1613 – 1624)
- Oreste se veut une victime de la fatalité, des dieux attachés à sa perte. Il connaît la satisfaction morbide d’avoir été fidèle à un destin méprisable. De ce fait il nie toute participation volontaire : il n’a été qu’un jouet entre les mains d’une puissance qui le dépasse.
- II se réjouit amèrement de son malheur : c’est le seul bien qui lui reste car il a tout perdu : amour et honneur. Après le paroxysme de l’acte meurtrier, il vient de reprendre rudement contact avec la réalité. L’étendue du désastre l’a littéralement enivré.
- Tout en ayant été fidèle à sa destinée, il se sent aliéné : il est lui-même et en même temps un autre, né de la logique de ses actions et de la malédiction divine, un criminel qui se fait horreur, qui a bafoué toutes les lois de la société à laquelle il appartient. Désormais il est seul, hors-la-loi rejeté de tous.
Il ne lui reste qu’une seule issue glorieuse : le suicide.
II. Une folie dévastatrice (vers 1625 – 1644)
- II est dit qu’Oreste sera dépossédé jusqu’à la fin : il n’a su réussir sa vie, il a tout gâché. Il ne saura guère mieux réussir sa sortie. Velléitaire jusqu’au bout, il ne pourra se donner la mort, laissant au spectateur l’impression d’un personnage ballotté jusqu’à la fin.
- C’est en fait la folie qui l’envahit :
- D’abord sous la forme de la nuit (image symbolique) qui investit son esprit ; elle sera reprise au vers 1640.
- Puis sous celle des images hallucinatoires : ruisseaux de sang, mort qui revient à la vie pour hanter les remords du criminel, l’amante qui vient aiguillonner la jalousie du survivant et qui se transforme symboliquement en une divinité infernale chargée de torturer le coupable : Oreste est puni par là où il a péché.
- Oreste se livre en victime consentante et désespérée : il a voulu ce qui lui arrive. Son châtiment le voue à une souffrance éternelle sans espoir de rachat. Oreste incarne son dernier rôle : celui du damné.
Conclusion
À l’opposé d’Andromaque qui triomphe pour avoir été fidèle à tout ce qui a constitué sa vie, Oreste est condamné pour la raison strictement contraire. Son châtiment est exemplaire. Est-il une victime ou un bourreau ? Il a d’abord été l’instrument du meurtre. Après avoir fait horreur, il excite maintenant notre pitié. Racine a su présenter dans ce seul personnage les deux ressorts essentiels de la tragédie classique. En tout cas, jusqu’à la fin, Oreste aura tout manqué. S’il a été dépourvu de volonté et d’intelligence dans la conduite à tenir, il aura fait preuve de lucidité sur lui-même : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». C’est bien sur un homme privé de lumière, voué à « la nuit éternelle » que tombe le rideau final.
Voir aussi :
- Biographie de Racine
- Analyse du personnage d’Andromaque (compte rendu de lecture)
- Racine, Les Plaideurs
- Racine, Athalie
- Racine, Bérénice, acte IV, scène 5
- Phèdre
- Racine, Phèdre, étude de l’acte I, scène 3
- Le commentaire comparé : Phèdre, acte I, scène 3 et Bérénice, acte I, scène 5
- Le personnage de Phèdre
- Lire Andromaque