Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Les Rêveries du promeneur solitaire (posth. 1782)
Cinquième promenade (extrait)
Rousseau fait part de ses réminiscences et évoque un séjour passé à l’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne.
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l’on s’allait coucher content de sa journée et n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j’ai passé mon temps dans cette île durant le séjour que j’y ai fait. Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu’au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir. J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité. Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Pour le commentaire…
Correspondance entre le paysage et les sentiments du narrateur
- Les lieux conduisent à la rêverie : « lac agité », « lac », « montagnes ». « Le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse » → l’eau, le « flux » et le « reflux » font naître la rêverie. Champ lexical de l’eau.
- D’autres isotopies lexicales sont présentes : la nature (« herborisant », « tertres », « plaines »), la rêverie (« rêver », « rêverie délicieuse », « rêverie », « sans prendre la peine de penser », « sans aucun concours actif de mon âme », « berçait », « songer »).
- Les adjectifs qualificatifs employés témoignent de la félicité et de l’éloge fait à la nature : « délicieuse », « les plus riants et les plus solitaires », « superbe », « ravissant ». Je est sujet : l’auteur est acteur (sur l’île) ; pour l’eau, je est objet : l’auteur est passif.
- Il y a bien symbiose, sentiment de plénitude, de sérénité : il s’agit de la communion du narrateur avec la nature. L’extrême sensibilité du narrateur lui permet d’entrer en communion avec la nature, c’est avec la nature qu’il prend conscience de son existence.
Méditation sur le temps
- Les temps verbaux employés : imparfait (première partie du texte) et présent (seconde partie de notre extrait) → le présent permet la réflexion sur les sentiments éprouvés : il s’agit d’une méditation sur le temps. Avec « au bout de quinze ans » et « encore », il y a décalage temporel et en même temps persistance du souvenir.
- Isotopie lexicale du temps : « passais mon après-midi », « soir » et les très nombreuses autres occurrences montrent une progression après-midi ⇒ soir ⇒ nuit. Les fluctuations temporelles sont liées à celles de l’eau.
La sensation du bonheur
- Le bonheur est évoqué avec les termes de la vie paisible, de la nature, de la promenade, de l’île (isolement). Le narrateur nous présente l’image du bonheur vécu et ensuite une analyse de ce sentiment. Pour le narrateur, le bonheur est synonyme de nature, laquelle lui sert de refuge « pour y rêver à [son] aise ».
- Les perceptions visuelles et auditives sont récurrentes : il y a rencontre entre deux solitudes : la sienne et celle du paysage.
- Rousseau est en harmonie avec le paysage : rythme lent, ponctuation sinueuse, nombreuses allitérations de consonnes liquides (l, m, n) et voyelles nasalisées, sons ouverts, participes présents, verbes à l’infinitif (glissement vers la rêverie) → tous ces éléments participent d’une synesthésie sensorielle.
- Le dernier paragraphe de notre extrait évoque le caractère utopique du bonheur : l’écriture, grâce au souvenir, perpétue le bonheur → remémoration. Pour le narrateur, l’instant ne dure qu’à partir du moment où il est écrit.
Conclusion
- Rousseau a une sensibilité préromantique ; il est couramment admis qu’il est l’un des précurseurs majeurs des romantiques (tonalité lyrique et élégiaque).
- Méditation sur la fuite du temps, caractère fugitif du bonheur.
Voir aussi :
- Biographie de Rousseau
- Présentation des deux Discours de Rousseau
- Commentaire de texte du second Discours
- Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
- Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, prosopopée de Fabricius
- Du Contrat social : extraits et commentaires
- Rousseau, Les Confessions, livre III (extrait)
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