Léopold Sédar Senghor (1906-2001)
Éthiopiques (1956)
« L’Homme et la Bête »
(pour trois tabalas ou tam-tams de guerre)
Je te nomme Soir ô Soir ambigu, feuille mobile je te nomme.
Et c’est l’heure des peurs primaires, surgies des entrailles d’ancêtres.
Arrière inanes faces de ténèbre à souffle et mufle maléfiques !
Arrière par la palme et l’eau, par le Diseur-des-choses-très-cachées1 !
Mais informe la Bête dans la boue féconde que nourrit tsétsés2 stégomyas3
Crapauds et trigonocéphales, araignées à poison caïmans à poignards.Quel choc soudain sans éclat de silex ! Quel choc et pas une étincelle de passion.
Les pieds de l’Homme lourd patinent dans la ruse, où s’enfonce sa force jusques à mi-jambes.
Les feuilles les lient des plantes mauvaises. Plane sa pensée dans la brume.
Silence de combat sans éclats de silex, au rythme du tam-tam tendu de sa poitrine
Au seul rythme du tam-tam que syncope la Grande-Rayée4 à sénestre.
Sorcier qui dira la victoire !Des griffes paraphent d’éclairs son dos de nuages houleux
La tornade rase ses reins et couche les graminées de son sexe
Les kaïcédrats5 sont émus dans leurs racines douloureuses
Mais l’Homme enfonce son épieu de foudre dans les entrailles de lune dorées très tard.
Le front d’or dompte les nuages, où tournoient des aigles glacés,
O pensée qui lui ceint le front ! La tête du serpent est son œil cardinal.La lutte est longue trop !6 dans l’ombre, longue des trois époques, de nuit millésime.
Force de l’Homme lourd les pieds dans le potopoto fécond
Force de l’Homme les roscaux qui embarrassent son effort.
Sa chaleur la chaleur des entrailles primaires, force de l’Homme dans l’ivresse
Le vin chaud du sang de la Bête, et la mousse pétille dans son cœur
Hê ! vive la bière de mil à l’Initié !Un long cri de comète traverse la nuit, une large clameur rythmée d’une voix juste.
Et l’Homme terrasse la Bête de la glossolalie7 du chant dansé.
Il la terrasse dans un vaste éclat de rire, dans une danse rutilant dansée
Sous l’arc-en-ciel des sept voyelles. Salut Soleil-levant Lion au-regard-qui-tue
Donc salut Dompteur de la brousse, Toi Mbarodi8 ! seigneur des forces imbéciles.Le lac fleurit de nénuphars, aurore du rire divin.
Notes
1 Il s’agit du poète, du maître du verbe.
2 Mouches.
3 Moustiques.
4 Tam-tam.
5 Arbres (rouges).
6 Anastrophe.
7 Langue inintelligible (réservée à un petit nombre).
8 Jeune homme initié.
Le titre du recueil Éthiopiques fait référence à l’Éthiopie, mais il ne s’agit pas de l’Éthiopie d’aujourd’hui. Il s’agit en fait de l’Éthiopie antique (« Éthiopie » vient du grec et signifie « pays des visages brûlés »), celle qui est à la source du peuplement égyptien, de la culture égyptienne.
« Éthiopiques » est un adjectif substantivé au pluriel, à la manière des poèmes antiques : cf. Pindare (518-438 av. n. è.), Olympiques, Pythiques, Isthmiques, etc. Ces poèmes antiques sont des odes chantées en l’honneur des jeux : il s’agit de célébrations.
Le titre du recueil de Senghor est donc révélateur : d’une part on y voit une revendication de la Négritude et d’autre part ces poèmes ont vocation à être chantés (d’où les noms d’instruments, comme « pour trois tabalas ou tam-tams de guerre » dans « L’Homme et la Bête », mentionnés après les titres des poèmes).
Notre texte compte cinq strophes et un verset. Les cinq strophes sont les cinq étapes du combat entre l’homme et la nature (angoisse de l’homme, hostilité de la nature, attaque de l’homme, domination de l’homme sur la nature, victoire de l’homme).
Dans ce poème, la « Bête » est la nature hostile, sauvage et dangereuse : il s’agit d’une allégorie (on remarque les majuscules à « Homme » et à « Bête »). L’Homme, lui, est l’« Initié », le « Mbarodi ». L’homme devient homme en luttant contre la nature (cf. civilisation grecque où l’enfant devait réussir des épreuves avant de devenir citoyen).
« Initiation » vient du latin initium et désigne le « commencement » : ce poème est le premier du recueil Éthiopiques, il a une fonction d’ouverture.
On observe plusieurs champs lexicaux : celui de la violence, des armes, de la nature déchaînée. La nuit est synonyme de violence et le jour (« aurore ») de victoire, de calme.
L’homme remporte le combat grâce à la raison : c’est sa « pensée qui lui ceint le front » qui lui permet de vaincre la nature. La parole, le chant (l’incantation) assurent la supériorité de l’homme sur la nature. Les indices de l’incantation sont nombreux : le sous-titre du poème, la ponctuation, le « ô » vocatif, allitérations et assonances → la parole prend une dimension magique : elle a un pouvoir sur les choses (cf. dernière strophe notamment) : la parole nomme et, en nommant, crée l’« Initié ».