Notions de versification française
Troisième partie : la prosodie
- Sons et sens
- L’hiatus
- La rime : généralités, la rime sémantique, valeur des rimes, disposition des rimes, rimes complexes ou ouvragées
La prosodie
La prosodie est l’étude des phénomènes de l’accentuation et de l’intonation (variation de hauteur, de durée et d’intensité) permettant de véhiculer de l’information liée au sens telle que la mise en relief, mais aussi l’assertion, l’interrogation, l’injonction, l’exclamation…. Elle contribue grandement à la musicalité de la poésie.
Sons et sens
Le poète joue d’abord avec les sons pour accompagner et soutenir le sens de son propos. Quand on parle de sens en poésie, il s’agit plutôt de sentiments, d’impressions, d’expérience à partager. Les sons aident souvent à créer ce climat particulier à chaque poète, à évoquer l’implicite ou l’indicible, cette « sorcellerie évocatoire » appelée de tous ses vœux par Baudelaire, « cette musique avant toute chose » réclamée par Verlaine.
L’harmonie résulte donc du choix et de la combinaison des syllabes pour obtenir les sonorités désirées. Aussi le choix des mots est-il le premier souci du poète.
Selon les traditions poétiques françaises, certains sons correspondent à des effets précis.
Voyelles aiguës : [i] (ville, île), [e] (thé, jouer, courai), [ε] (amer, sèche, aimais, teigne), [y] (sur, j’eus), [ø] (jeûne, cheveu, œufs), [ɶ] (œuf, veuf, œil), effet aigu, clair, doux, léger.
Voyelles graves : [a] (vache, ma), [o] (pôle, saule, sot), [Ɔ] (col, botte, Paul), [ɑ] (lâche, tas, pâte), [u] (tous, goût), effet grave.
Voyelles fermées : [i], [y], [u],[e],[ø], [o], effet sombre, grave, sourd. Les voyelles fermées seront recherchées pour exprimer la mélancolie, l’angoisse, la lenteur ou la majesté.
Voyelles ouvertes : [a], [œ], [ε], [ɑ], [Ɔ], éclatant.
Voyelles nasales : [ɑ̃] (champ, ange, emballer, ennui, vengeance), [œ̃] (parfum, aucun, brun, à jeun), [ɛ̃] (limbe, instinct, main, saint, dessein, lymphe, syncope), [ɔ̃] (plomb, ongle, mon), effet voilé, muté, attenué, mou, lent.
L’impression laissée par une syllabe dépend de sa longueur et de sa sonorité. Les syllabes brèves, surtout lorsqu’elles sont répétées, conviennent peur exprimer la vivacité, la rapidité. Par contre, les syllabes longues seront recherchées pour produire la nonchalance, la lenteur.
La répétition de sons produit un énoncé monotone.
Les voyelles aiguës exprimeront tour à tour la joie, la douleur, l’aigreur, la vivacité, selon qu’elles seront isolées, répétées, accompagnées de consonnes instantanées ou continues, et employées dans des syllabes longues ou brèves. Une voyelle aiguë entourée de voyelles claires et éclatantes conviendra pour lancer un cri de joie.
Les voyelles aiguës répétées conviennent bien pour exprimer la douleur. Dans une suite de syllabes brèves, les voyelles aiguës et ouvertes favorisent la vivacité.
Les voyelles orales (a-e-i-o-u-eu-ou) seront plus vives que les voyelles nasales (a : an ; e : en ; eu : eun ; o : on).
Pour les consonnes, certaines sont sonores : b-v-d-z-g-j-, d’autres sont sourdes : p-f-t-s-c-ch. Elles sont instantanées (prononcées brusquement) : b-p-d-t-g-c-, ou continues (son prolongé) : v-f-z-s-j-ch. Les consonnes instantanées expriment la dureté.
Consonnes momentanées [p, t, k, b, d, g] : effet sec, hésitant.
Consonnes continues [f, v, l, m, n, s, z, ] : effet soutenu, onomatopée. Les consonnes continues conviennent aussi pour exprimer la douceur.
Consonnes nasales [n, m] : effet doux, mou, languissant.
Consonnes spirantes [s, z] : effet sifflant.
Il y a également les consonnes dites nasales : m, n, gn, et celles qui sont dites liquides (prononciation coulante) : l, r.
S’y ajoutent les trois semi-consonnes :
- i, ou yod, écrite i – y ou il (ill) : (l’amitié, lien, yeux, émail, charmille) ;
- eu, ou wou, écrite ou, o ou u : (oui, joie, square) ;
- u, ou wu, écrite u : (huile).
[R] + voyelles ouvertes : effet grinçant.
[R] + voyelles fermées : effet grondant.
L’E muet apporte toujours une longueur supplémentaire convenant pour la douceur.
L’allitération est une répétition de consonnes ou de sons consonantiques voisins (par ex. D et T) qui constitue un procédé suggestif reposant sur le retour, dans plusieurs syllabes rapprochées, d’un même trait phonique.
« Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne »
Guillaume Apollinaire, Alcools, « Chanson du Mal-Aimé »
→ On peut noter la reprise des F, consonne continue, qui expriment ici la douceur trompeuse de cette affection féminine.
L’assonance est la répétition d’un même son vocalique ou de sons vocaliques voisins (par ex. A et OI) dans plusieurs syllabes rapprochées.
« Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. »
Jean Racine, Phèdre
→ Ce vers contient une assonance en I. La voyelle aiguë présente l’acuité de la souffrance de la reine, et son aspect fermé exprime son angoisse. L’assonance vient souligner la reprise du verbe nuire, manifestation de l’acharnement caché divin (ou de l’hérédité) sur la fille de Minos et de Pasiphaé.
Pour étudier les correspondances entre sons et sens dans un texte, il faut passer par les étapes suivantes :
- la lecture lente et attentive (à haute voix dans sa tête) pour repérer allitérations et assonances principales,
- le regroupement des mots à phonèmes voisins,
- étudier les champs sémantiques de ces mots pour voir s’ils appartiennent au même champ lexical,
- rendre compte de la valeur suggestive de certains phonèmes.
Appliquons la méthode à cet extrait des Romances sans paroles de Verlaine :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Le poète y exprime son chagrin, sa tristesse : voilà le fil conducteur ! Quels éléments du poème soutiennent cette déclaration élégiaque ? D’abord le vocabulaire, langueur et cœur (2), indique le champ lexical de l’affectivité. Ensuite la comparaison met en correspondance les larmes et la pluie ; le climat est à l’unisson de l’affliction du poète. La tristesse s’insinue dans l’esprit comme la pluie imbibe les vêtements. Enfin Verlaine joue sur la paronomase : « pleut » s’épand en « pleure ». La tournure impersonnelle « il pleure » décalque le vocabulaire météorologique (il pleut, il neige, il vente). Verlaine utilise des vers courts (hexasyllabes) pour une plainte rapide et accablante. Les trois derniers vers présentent un rythme binaire en 3 / 3 affectif et monotone.
Concernant les sons, nous pouvons relever plusieurs allitérations :
- K (cœur, comme, quelle, qui, cœur) : le clapotis de la pluie ?
- L (il, pleure, il, pleut, la, ville, quelle, langueur), consonne liquide comme les pleurs ou la pluie.
Mais aussi,
- une assonance en E (pleure, cœur, langueur, cœur) doublée d’une allitération en R : voyelles aiguës ouvertes assorties du R liquide pour exprimer la souffrance vive.
- et une forte proportion de voyelles nasalisées/dénasalisées (dans, mon, comme, langueur, pénètre, mon). Là, l’effet produit est l’allongement du son qui traduit l’amollissement, l’ennui et la tristesse.
Tout contribue à renforcer le sens premier perçu.
L’hiatus
L’hiatus est la rencontre de deux voyelles, sans élision. Dans le corps d’un vers, il y a hiatus chaque fois qu’un mot terminé par une voyelle sonore est immédiatement suivi par un mot commençant par une voyelle ou par un H muet (comme dans tu as, tu es, j’ai aiguisé, j’ai honoré). La conjonction de coordination et, dont le T n’est jamais prononcé, produit un hiatus avec toute voyelle sonore qui la précède ou la suit (Il a apprécié et acheté ce recueil).
En revanche l’adverbe monosyllabique oui qui se prononce sur une aspiration peut succéder à une voyelle sonore (Eh oui !). Si un E muet précède oui, il peut être élidé, sauf dans ce, le, que car il perd son caractère muet en servant d’appui à la voix (ce oui, le oui traditionnel du mariage).
Les interjections ah ! eh ! oh ! dont le H final est aspiré, peuvent également être répétées sans produire d’hiatus. De même, elles peuvent être placées devant un mot commençant par une voyelle.
L’hiatus est en principe désagréable à l’oreille. Il s’intègre mal dans des vers qui voudraient célébrer la douceur de la vie.
La rime
Généralités, rime sémantique
La rime se définit comme la reprise de la dernière voyelle sonore et éventuellement des consonnes qui la suivent. Ainsi barbu rime avec pointu, espoir avec soir, sarcelle avec aile (du moins selon la phonétique car la rime n’impose pas une similitude orthographique : une orthographe équivalente est suffisante). On distingue les rimes masculines terminées par une syllabe tonique comme clerc et chair des rimes féminines terminées par un E caduc comme claire et chère. La rime concourt notablement au rythme du poème.
Une rime est dite féminine quand elle se termine par un E muet suivi ou non de la marque du pluriel par les consonnes S ou NT. Ainsi cède rime avec Mède, plantes avec sentes, tombent avec plombent. Pour les 3es personnes du pluriel dans lesquelles la terminaison ENT suit une consonne, la rime est considérée comme féminine : ils surent, ils lurent. Pour les verbes au subjonctif, lorsque la terminaison ENT est placée après une voyelle, la rime est considérée comme féminine si la terminaison est prononcée de la même manière au pluriel et au singulier : qu’ils prient et qu’il prie.
La rime est masculine dans tous les autres cas. Pour les 3es personnes du pluriel dans lesquelles la terminaison ENT suit une voyelle avec laquelle elle forme une seule syllabe, la rime est considérée comme masculine : plantaient, chantaient. Dans ce cas, la terminaison ENT ne peut rimer qu’avec elle-même.
La rime doit tout à la fois satisfaire l’œil, l’oreille et l’esprit. Scandant la fin des vers, elle crée une accoutumance et une attente chez le lecteur/auditeur, elle joue le rôle d’une balise dans les énoncés successifs. Elle constitue donc un endroit privilégié pour le sens car le mot placé à la fin du vers sera mieux mémorisé.
L’étude des rimes ne doit donc pas seulement concerner leur forme, mais encore le rapport de sens (la rime sémantique) qui résulte de l’appariement des mots. Ce rapport souligne parfois des mots voisins par le sens ou au contraire leur opposition. Parfois leur mise en relation se révèle plus complexe.
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?Lamartine, Méditations poétiques, « Le lac »
Dans cet extrait, la rime renforce l’antithèse entre les mots « bonheur » et « malheur ». « Ivresse » et « vitesse » sont, quant à eux, liés par le rapport de cause à effet.
L’importance de la rime sémantique est mise en valeur par un genre poétique particulier qui a connu un grand succès aux XVIIe et XVIIIe siècles : les bouts-rimés. Cet exercice de virtuosité consiste à rendre une forme poétique (genre et mètres donnés) en utilisant des rimes (mots) imposées à l’avance par le donneur d’ordre en trouvant un réseau de sens cohérent et vraisemblable entre les mots fournis.
Valeur des rimes
La rime est appréciée suivant le nombre de phonèmes qui sont repris. La rime est assurée au minimum par l’identité de la voyelle tonique finale. Elle doit en outre satisfaire à la fois l’œil et l’oreille. Les lettres terminales de la rime doivent être identiques, ou appartenir au même groupe vocal : ce sont les consonnes finales équivalentes.
Ainsi en va-t-il avec les consonnes muettes S-X–Z (pris rime avec prix ; épais avec paix ; mois avec noix), B-C-D-G-T-P (marchand rime avec champ et chant ; descend avec récent), M et N (faim rime avec fin ; nom avec non), S du pluriel et des mots terminés en S non prononcé au singulier (dais rime avec dés).
Mais aussi avec les consonnes finales sonores C-K-CH-Q… (stick rime avec hic ; roc rime avec Bangkok ou Koch).
L’identité des lettres terminales ou de même groupe vocal est nécessaire pour les mots au singulier. La marque du pluriel ne retire pas aux mots l’équivalence finale nécessaire.
Les syllabes terminées par la consonne muette R dans le son É ne peuvent rimer qu’entre elles, au singulier comme au pluriel (souper ne peut rimer avec santé).
Certaines rimes seront seulement acceptées si elles présentent une consonne d’appui équivalente. Ces consonnes d’appui équivalentes sont B et P (tombé avec râpé), D et T (scindé avec tenté), F et V (effet avec revêt), J et CH (jais avec penché), le son K et G (bancal et égal), N et GN (puîné avec désigné), X – S et Z (mixé avec rasé et Azay).
En revanche les rimes suivantes seront considérées comme impropres :
- Toute rime dont la lettre finale n’est pas identique ou équivalente (soi ne rime pas avec soit).
- Un pluriel avec un singulier (fruit ne rime pas avec cuits). En revanche cette rime est acceptée si la graphie est la même entre singulier et pluriel (un dais peut rimer avec des rais).
- Une voyelle brève et une voyelle longue (cache ne rime pas avec bâche).
- Deux graphies ER ne riment pas si l’une offre le son É, l’autre le son È (piaffer ne rime pas avec enfer)1.
- Une terminaison sourde et une terminaison sonore (rébus ne rime pas avec autobus).
- Une terminaison ayant un ou deux L mouillés et une terminaison ayant un ou deux L non mouillés (cheville ne rime pas avec bacille).
On parle d’assonance lorsque la dernière voyelle est suivie de consonnes différentes comme dans clerc et chef.
La rime est dite pauvre quand seule la dernière voyelle est reprise comme dans barbu et chenu.
La rime est dite suffisante quand deux phonèmes sont repris : consonne précédente + voyelle comme dans pointu et battu ; voyelle + consonne suivante comme dans mer et ver.
La rime est dite riche quand plus de deux phonèmes sont repris comme dans fer et enfer.
La rime est dite léonine quand deux syllabes (ou plus) sont répétées de vers en vers.
« Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature ! »
Stéphane Mallarmé, « Brise marine »
Pour favoriser la richesse des rimes, dès le XVIIe siècle, les théoriciens recommandent de ne pas faire rimer des éléments de même catégorie grammaticale (verbes : prient et rient, adverbes : modestement et humblement…), dérivés l’un de l’autre ou de même famille (rit et sourit…), de mots qui s’appellent trop automatiquement (amours et toujours…), de mots opposés directement (largesse et étroitesse).
On parle de rimes équivoquées quand les mots à la fin de chaque vers sont repris à la rime du vers suivant par des mots consonants mais qui diffèrent de sens selon le principe du calembour.
La « Petite épître au roi » de Clément Marot en est un exemple fameux :
En m’ébattant je fais rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent, je m’enrime ;
Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plait, mieux que moi rimassez,
Des biens avez et de la rime assez :
Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille,
Je ne soutiens (dont je suis marri) maille.
Or ce me dit (un jour quelque rimart)
« Vien ça, Marot, trouves tu en rime art
Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ?
– Oui vraiment, réponds-je, Henry Macé ;
Car, vois-tu bien, la personne rimante
Qui va au jardin de son sens la rime ente,
Si elle n’a des biens en rimoyant,
Elle prendra plaisir en rime oyant.
Et m’est avis, qui si je ne rimois,
Mon pauvre corps ne serait nourri mois,
Ne demi-jour. Car la moindre rimette,
C’est le plaisir, où faut que mon ris mette. »
Si vous supplie, qu’à ce jeune rimeur
Fassiez avoir par sa rime heur,
Affin qu’on dise, en prose ou en rimant ;
« Ce rimailleur, qui s’allait enrimant,
Tant rimassa, rima et rimonna,
Qu’il a connu quel bien par rime on a. »
La rime « milliardaire » est un jeu de l’esprit utilisé dans les vers holorimes (olorimes) ou pantorimes. Ce type de rimes utilise aussi le calembour.
« Par les bois du Djinn où s’entasse de l’effroi.
Parle et bois du gin ou cent tasses de lait froid. »
Alphonse Allais
« Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses,
Danse, aime, bleu laquais, ris d’oser des mots roses. »
Charles Cros
Ce type de rimes a pu exceptionnellement allier la virtuosité à l’expression des sentiments :
« Étonnamment monotone et lasse
Est ton âme en mon automne, hélas ! »
Louise de Vilmorin, L’Alphabet des aveux
Disposition des rimes
Dans les rimes continues, tous les vers se terminent par la même rime selon le schéma AAAA. Il n’y a donc nulle alternance entre les rimes féminines et masculines. On trouve de telles assonances dans la Chanson de Roland :
« Roland frappe sur une pierre bise
Il en abat plus que je ne sais vous dire
L’épée grince, elle n’éclate ni ne brise
Vers le ciel en haut, elle rebondit. »
et de telles rimes dans les pièces légères du XVIIe ou du XVIIIe siècle comme dans ces octosyllabes de Le Franc De Pompignan :
« Or nous fûmes au Château d’If.
C’est un lieu peu récréatif
Défendu par le fer oisif
De plus d’un soldat maladif. »
Cette disposition crée une monotonie certaine, mais permet aussi des reprises amusantes.
Dans les rimes suivies ou plates, on fait alterner régulièrement deux rimes masculines et deux rimes féminines ou vice versa selon le schéma AA BB CC DD…
« Une heure est à Venise, – heure des sérénades,
Lorsqu’autour de Saint-Marc, sous les sombres arcades,
Les pieds dans la rosée et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin. »
Alfred de Musset, Premières poésies, « Portia »
Les rimes croisées font alterner une rime masculine avec une rime féminine selon le schéma ABABCDCD…
« Depuis longtemps déjà je t’ai laissé tout seul
Cependant me voici t’apportant mon mensonge
Poète sois joyeux tu sembles un linceul
Regarde-moi c’est moi je ne suis pas un songe »
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, « La ceinture »
Les rimes embrassées font précéder et suivre deux rimes masculines (ou féminines) d’une rime féminine (ou masculine) selon le schéma ABBA CDDC…
« La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’Espérance »
Guillaume Apollinaire, Alcools, « La Tzigane »
Dans les rimes redoublées, la même rime est reprise au moins trois fois selon l’un des schémas ABAAB ou AABAB ou AAAB ou ABBB…
« Que ne suis-je, prince ou poète,
D’un monde à la fois base et faîte,
Que leur temps ne peut contenir,
Qui, dans le calme ou dans l’orage,
Qu’on les adore ou les outrage,
Devançant le pas de leur âge,
Marchent un pied dans l’avenir ! »
Victor Hugo, les Feuilles d’Automne, « À M. David, statuaire »
On trouve seulement les rimes tiercées dans la terza-rima selon la disposition ABA-BCB-CDC-DED-E. Le schéma d’alternance des rimes féminines et masculines sera le suivant :
si l’on commence par une rime masculine : MFM – FMF – MFM – FMF – M,
si l’on commence par une rime féminine : FMF – MFM – FMF – MFM – F.
Comme un poison subtil redoutons la pensée.
Moi, si j’avais vingt fils, ils auraient vingt chevaux
Qui, sous les grands soleils ou la bise glacée,
Les emportant joyeux, et par monts et par vaux,
Devanceraient la flèche et l’oiseau dans leurs courses ;
Ils n’entendraient jamais parler de leurs cerveaux ;
La matière partout leur créerait des ressources,
Tout leur serait festin ; leur soif à tous moments
Boirait le Malvoisie ou l’eau froide des sources ;
Des chiens de tous poils les suivraient écumants.
Ils s’époumoneraient dans un cornet d’ivoire
À sonner le trépas aux sangliers fumants ;
Des broussailles pour lit, un étang pour baignoire,
Ils dormiraient beaucoup, et rêveraient fort peu,
Se portant comme Hercule, et mettant là leur gloire ;
Puis l’hiver, ils auraient et l’orgie et le jeu,
Tout ce qui ne sent pas la science et l’école…
Des cartes ? en voilà… mais un livre, grand Dieu !
Un livre ! ils y pourraient trouver une parole
Qui desséchât leur sang, épouvantât leurs nuits,
Bouleversât leurs nerfs, rendît leur raison folle.
Ils pourraient devenir, un jour, ce que je suis !Émile Deschamps, Le Parnasse contemporain, « Terza Rima »
Les rimes triplées (AAA BBB CCC) ont été proscrites dans la poésie classique du XVIIe siècle mais ont été remises à l’honneur par certains poètes romantiques.
Les rimes mêlées ne sont pas disposées dans un ordre uniforme. Nous les trouvons dans les vers hétérométriques (ou irréguliers) composant surtout les fables. La règle de l’alternance des rimes masculines et féminines doit cependant être respectée.
En effet, dans tout poème, rimes masculines et féminines doivent alterner. Commencer le poème par une rime masculine ou féminine est laissé au choix du poète, sauf pour les poèmes à forme fixe.
Rimes complexes ou ouvragées
On parle de rime intérieure lorsqu’un mot placé à l’intérieur d’un vers rime avec les mots placés à la fin du vers.
« Ainsi font pleurs, tristesses et malheurs […] » Lemaire de Belges
On emploie le terme de rimes internes ou brisées ou rime asynartète quand les vers riment à la césure2 :
« De cœur parfait – chassez toute douleur,
Soyez soigneux, – n’usez de nulle feinte,
Sans vilain fait – entretenez douceur,
Vaillant et pieux, – abandonnez la feinte. »
Octavien de Saint-Gelais
Ce type d’écho fait rimer les césures principales à l’intérieur du vers si bien que le mètre peut être scindé en deux demi-vers distincts3.
La rime serpentine ou batelée est caractérisée par la reprise de la finale sonore d’un vers à l’hémistiche du vers suivant :
« La grace dans sa fueille, et l’amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais battue ou de pluye, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, fueille à fueille declose. »
Ronsard, Amours de Marie, II,4
« Je rêve en mon dortoir des lumières sereines,
Une éclatante reine en un pompeux manoir
Mais dans le profond noir s’envolent des phalènes,
Mille flocons de laine en un sombre miroir »
Marcel Schwob
Les poètes de la fin du XVe siècle et du début du XVIe, ceux que l’on a appelés les « grands Rhétoriqueurs » se sont montrés très friands de rimes complexes et riches parmi lesquelles on peut citer :
- Les rimes couronnées qui reprennent deux fois la dernière syllabe du vers, voire les deux ou trois dernières :
« La blanche colombelle, belle,
Souvent je vais priant, criant ;
Mais dessous la cordelle d’elle,
Me jecte un œil friand, riant »
Clément Marot, L’Adolescence clémentine, « Dieu gard ma Maîtresse et Régente »
Dans les rimes à double couronne, nous avons le redoublement de la dernière syllabe du vers avec une reprise à la césure suivante4. - Les rimes emperières ou impériales qui répètent trois fois la même syllabe à la fin du vers :
« Prenez en gré mes imparfaitz, faictz, faitz
Benins lecteurs, très diligents, gents, gens,
De maintes sortes je vous promets metz mais
Qu’indigestibles aux indécents sans sens. » - Les rimes annexées ou concaténées dans lesquelles le vers suivant commence par la rime du vers précédent :
« Dieu gard ma maîtresse et régente
Gente de corps et de façon,
Son cœur tient le mien en sa tente
Tant et plus d’un ardent frisson.
S’on m’oyt pousser sur ma chanson
Son de luth ou harpes doucettes,
C’est espoir qui sans marrisson
Songer me fait en amourettes. »
Clément Marot, L’Adolescence clémentine, « Dieu gard ma Maîtresse et Régente » - Les rimes enchaînées ou fratrisées dans lesquelles la dernière ou les deux dernières syllabes du vers sont répétées au début du vers suivant, mais avec une acception différente :
« Metz voyle au vent, single vers nous, Caron,
Car on t’attend ; et quand seras en tente
Tant et plus boy, bonum vinum carum. »
Clément Marot, Les Opuscules, « L’Enfer » - Les rimes sénées dans lesquelles tous les mots commencent par la même lettre. Un poème dont tous les vers commençaient par une même lettre s’appelait poème en rimes sénées. On parle aussi de tautogrammes.
« Ardent amour, adorable Angélique. » cité par l’Encyclopédie de Diderot
« C’est Clément Contre Chagrin Cloué
Et Est Estienne Esveillé, Enjoué. »
Clément Marot, L’Adolescence clémentine, « Rondeaux » - Les rimes rétrogrades : dans chaque vers, la lecture peut s’effectuer de gauche à droite ou de droite à gauche sans que la signification soit altérée et en conservant les rimes.
« Triomphamment cherchez honneur et prix,
Désolez cueurs, méchants infortunez ;
Terriblement estes moquez et pris »
→ La lecture en sens inverse donne :
« Prix et honneur cherchez triomphamment,
Infortunez, méchants cueurs désolez
Pris et moquez estes terriblement. »
Notes
1 Cependant de grands poètes ont utilisé cette rime pour l’œil. Alors que les dernières syllabes ne présentent pas le même son, le poète les fait rimer selon la graphie :
« Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu, qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever… »
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « La cloche fêlée » ↑
2 D’ailleurs les premiers hémistiches forment un véritable autre poème, ainsi que les seconds, si bien que le poème peut être lu de deux manières :
« De cœur parfait
Soyez soigneux,
Sans vilain fait,
Vaillant et pieux »
« Chassez toute douleur,
N’usez de nulle feinte
Entretenez douceur
Abandonnez la feinte. » ↑
3 Je n’ai pu résister au plaisir d’en créer une. Le résultat est peut être pédagogique, il n’en reste pas moins médiocre, même avec l’excuse de la parodie :
« S’avance le chat noir, la sorcière part.
En ce lugubre soir, nous rentrerons très tard. » ↑
4 N’ayant pu trouver ce type de rime au cours de mes lectures, j’ai dû me résoudre à en inventer une :
« Le cabinet ancien expose armoire, moire,
Son antique grimoire aux signets dédorés. » ↑