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Alfred de Vigny, Les Destinées

Alfred de Vigny (1797-1863)

Les Destinées (1864), « La Maison du Berger » (III – vers 302 à 336)

Alfred de Vigny 302 C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
— Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.

Oh ! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
310 Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancements de ta tête penchée,
Dans ta taille indolente et mollement couchée,
Et dans ton pur sourire amoureux, et souffrant ?

Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse
Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L’homme, humble passager, qui dut vous être un roi
320 Plus que tout votre — règne et que ses splendeurs vaines,
J’aime la majesté des souffrances humaines,
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.

Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front ?
Viens du paisible seuil de la maison roulante
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront.
Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi, quand, devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s’étendront.

330 Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
À rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.

Pour le commentaire…

On peut dire de notre texte (et de l’ensemble de l’œuvre, peut-être) qu’il s’agit d’une poésie romantique qui est déjà loin de nous. La poésie de Vigny, en général, se veut philosophique. Au XIXe siècle, c’est déjà l’étiquette qu’on collait sur Vigny. Le poète s’oriente vers le poème au sens strict du terme, c’est-à-dire vers un discours développant des idées sur l’humanité et sur la condition humaine. D’ailleurs, le titre du recueil va dans le sens de cette orientation. Le poète présente un discours proche du stoïcisme, il y répond par un lyrisme du couple opposé au lyrisme de la nature. Notre texte, constitué de septains (strophes de sept vers) dont les vers sont des alexandrins, est un poème qui invite la femme à quitter la vie urbaine ; le poète s’isole dans la nature (considérée en tant que création de Dieu) et la femme devient l’intermédiaire entre le poète et les hommes ; la souffrance est transformée en grandeur par le couple.

Première strophe : le poète dénonce la froideur et l’indifférence de la nature, et celle-ci se révèle implacable à l’égard de l’homme. Le poète demeure fasciné par la nature : elle est comme un maléfice, un charme (isotopie du regard).

Deuxième strophe : le poète s’adresse à la femme. On relève des traits propres au lyrisme, et ce lyrisme est proche du ton élégiaque. On note le champ lexical de la douceur, douceur qui renvoie directement à la figure féminine (qui est perçue comme un ange). Cependant, la féminité est vue globalement comme une figure pâle et morbide. Les assonances en [ã] et en [õ] allongent la strophe tout entière. La fin de la strophe signale un univers négatif qui rappelle celui de la nature.

Troisième strophe : le poète revient vers la nature : elle écrase l’homme, et la douceur de la deuxième strophe est brisée. Le poète rappelle le caractère immuable de la nature : « vivez » / « revivez sans cesse » (redondance). Le rapport dominant / dominé est inversé (4e vers) ; la nature est despotique. Dans les deux derniers vers de cette strophe, le poète voit l’homme comme majestueux, contrairement à la nature. Enfin, on relève la litote du dernier vers, laquelle fait directement écho avec le deuxième vers du poème : « je la hais ».

Quatrième strophe : on relève de nouveau les assonances en [ã] et en [õ] qui permettent au poète un sentiment de recueillement, ainsi que l’isotopie lexicale de la douceur. Le poète se sent dans une quiétude certaine. La « maison roulante » est une image syncrétique (globale) de toutes les femmes que Vigny a aimées.

Cinquième strophe : il y a symbiose (fusion, union harmonieuse) entre la femme et le poète (on note les occurrences du pronom « nous ») dans un univers onirique (relatif au rêve). Cet équilibre est fragile (« aux branches incertaines »). Le poète monte vers un idéal poétique. L’évocation de Diane, mise en valeur par la diérèse, déesse de la chasse cruelle, n’est pas la Diane mythologique mais la Diane pastorale que Vigny a trouvée chez Shakespeare.

Voir aussi :